Friedrich Nietzsche
Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900)

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 La vie est femme 

"Le Gai Savoir" (paragraphe 339)

Parce que tu es celui qui le premier m’as appris que la pensée résonnait avant de raisonner, tu es pour moi l’ami: l’ami qui a osé aper-cevoir un monde que je ne fai-sais que soupçonner et que sans toi je n’aurais peut-être pas essayé d’habiter. Je dis bien «essayé», car tavie même nous dit à quel péril est voué celui pour qui la musique n’est pas un vain mot, ou un simple plaisir à dégus-ter, mais exigence de trouvaille d’un mouvement dansant cherchant le point infime où il s’agit de penser non plus avec la tête mais avec le pied. La façon dont tu as subverti la raison philosophique est proprement inouïe.Tu m’as appris que, en dansant, le «je» qui résonne à la musique pense à ce qu’il est là où il ne pense pas penser. Par ton «je danse –je suis», tu as dépouillé la violence que la philosophie faisait au «je» d’existence en le déduisant du «je» pensant –je pense, donc je suis. En prenant en charge le fait que, par le mot, le «je suis» ne pouvait qu’être en exil, tuas conçu que ce «je» d’existence, insignifié par le langage, n’était pas pourautant insignifiant. Anticipant Freud et Lacan, tu as exploré ce terrain de la signifiance où le sujet n’est pas encore en exil pour autant que c’est par le signifiant qu’il advient. Tu n’as pas énoncé comme Lacan que le sujet était effet du signifiant mais qu’il était en résonance avec le son musical. Ce faisant, tu as mis au cœur du vivant l’apparition de la vie comme jaillissement dansant d’un sujet sonné par le son. Car le sujet originaire est résonné avant d’être résonnant : si la musique parvient à sonner en lui, c’est qu’elle peut trouver cette terre fertile à laquelle elle adresse ce message: «En toi je suis chez moi.» Message instituant, car elle dispose du pouvoir de faire apparaître, ex nihilo, ce «toi» qui n’existait pas encore et quiadvient car, profondément, la musique n’est pas celle qu’on écoute, mais celle qui entend en nous ce «toi» qui ne sa-vait qu’il demandait à être entendu. La musique est une auditrice peu commune: elle ne détient pas deux oreilles mais une troisième oreille ouverte surce qui, dans le sujet, est pure attente de mouvement, de jaillissement dionysia-que. Quand, avec son adresse souveraine, elle a trouvé le lieu qu’elle a fait résonner en s’adressant à lui, voilà que ce lieu va se renverser: d’existence résonnéepar le son, il va devenir existence résonnante pour la musique, vers laquelle il va désormais se tourner en dansant sur la scène du monde. Qu’as-tu recherché en tentant de danser ta vie, de penser avec ton pied plutôt qu’avec ta raison, si ce n’est le point où la pensée et l’amour peuvent s’étreindre? Qu’est-ce que l’amour du son, du si-gnifiant? Qu’est-ce que la capacité de dire «je t’aime » au son, si ce n’est lacapacité par laquelle un je est mis au monde parce qu’il s’adresse à un toi souverain qui est, en fait, le véritable sujet –et non le complément d’objet direct– de la phrase «je t’aime»? Toi qui as tant souffert de tes amours humaines –car tu ne t’aimais pastoi-même–, n’as-tu pas trouvé dans ton amour pour Dionysos le seul instant où, l’aimant, tu pouvais t’aimer? Que veut dire ici s’aimer, sinon l’envers de l’amour narcissique, l’envers du précepte évangélique «Tu aimeras ton prochain comme toi-même»? Toi qui savais que l’homme ne s’aime pas vé-ritablement –sinon dans l’égoïsme–, comment aurais-tu pu souhaiter à ton prochain d’être aimé de toi comme tut’aimais toi-même? En revanche, il t’a été donné de savoir que c’est en aimant cette prochaine qu’est la musique de Dionysos qu’il t’était possible, parfois, d’être à toi-même ce prochain aimable que tu pouvais alors assumer, te dépouillant de la violence requise par la vie quotidienne pour t’affirmer. Lorsque je pense à toi comme à celui qui toute sa vie a parlé de la danse sans danser et qui, au jour fatal du rendez-vous avec la folie, a définitivement cessé de parler pour devenir Dionysos dan-sant, je me pose cette question: qu’eût-ilfallu, puisque pour toi la musique était femme, pour que la vie t’offre cette possibilité divine –que Dionysos connut avec Ariane– de donner corps à ton corps en le laissant et danser et parler avec la femme que tu aimais? Un jour tu rencontras, en effet, une femme qui t’évoqua Zarathoustra, le seul homme à avoir ri le jour même où il naquit. Elle s’appelait Lou von Salomé et tu reconnus en elle une âme sœur car «son rire était un acte». En reconnaisant dans son visage illuminé par le rire la manifestation même du corps humain métamorphosé par la danse, tu reconnus l’existence de la puissante vision donttu nous fis don dans ta «Naissance dela tragédie à partir de l’esprit de la musique». Vision d’une réconciliation entre l’être et l’apparaître, entre la chose en soi et le phénomène, qui cessaient d’être dissociés aussitôt que le corps en dansant,ou le visage en souriant, rendait visible la musique qui les habitait. La musique, disais-tu, «nous obligeà voir plus complètement et plus à fond toute chose […] et montre à notre regard spiritualisé, capable de saisir la véritéintérieure des choses, le monde de la scène non seulement infiniment élargi mais intérieurement illuminé». De la même façon qu’Ariane était capable, en dansant, de donner corps à la musique de son amant Dionysos, Lou, en te souriant, t’initia à cette réconciliation par laquelle le vertige dionysiaque qui était en toi pouvait être soustrait, un instant, à son pouvoir de t’anéantir. L’apparition de son sourire, en détenant le pouvoir de donner forme à l’informe, donnait à ton regard spiritualisé la capacité apollinienne de trouver dans l’image de Lou l’ambassadrice de l’infini dans le fini. L’âme sœur, en dansant, en souriant, te donna à voir ton âme comme si, exilée de sa patrie originaire, elle pouvait, un temps, être arrachée à son exil. Maisen dansant, cette âme sœur –que ce fût celle de Lou, d’Ariane ou de Zarathoustra– n’était ni femelle ni mâle; elle était androgyne, et cela ne te permit pas dela prendre dans tes bras. A défaut de prendre le corps de Lou, tu pris ses mots et les mis en musique après qu’elle t’eut adressé cette «Prièreà la vie»: «Comme l’ami aime l’ami,/O Vie Enigmatique, ainsi je t’aime!/Que je jubile en toi ou que je pleure/Que tu me dispenses joie ou peine,/Je t’aime avec ton heur et ton malheur!/ Et si tu dois m’anéantir,/Je m’arrache-rai de toi avec douleur,/ Comme l’ami des bras de l’ami!/ De toute ma force, je t’étreins!/ Laisse ta flamme embra-ser mon esprit!/ Que dans le feu ducombat je découvre/ Le mot de ta mystérieuse essence!/ Pour penser et vivre des millénaires/ Jette à poignées ce dont tes mains sont pleines/ Si tu n’as plus de joie pour moi sur terre,/ Tu peux me donner –ta souffrance!» Pour notre bonheur, la musique fut pour toi femme. Mais, pour ton malheur, la femme ne fut que musique.

Source : Le Nouvel Observateur - Hors-Série - n°210 - Auteur : Alain Didier-Weill