Friedrich Nietzsche
Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900)

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 Deviens ce que tu es 

"Ainsi parlait Zarathoustra" ("l’Offrande du miel")

La formule «Deviens ce que tu es» semble a priori paradoxale: comment inviter à devenir ce que l’on est déjà sans friser l’escroquerie existentielle? Ce que je suis, puis-je envisager de le devenir? Peut-on désirer l’avènement d’un présent déjàeffectif? Dans le futur, l’être en acte peut-il faire l’objet d’un vouloir autre que sa pure et simple répétition? Et puis: peut-on devenir autre chose que ce que l’on est? Ce devenir, quelle relation entretiendrait-il avec ce que j’aurais été? Une cascade de questions surgit dès l’examen de cette formule que l’on doit à Pindare et à laquelle Nietzsche a donné son extrême popularité –au point qu’on l’a retrouvée récemment dans une publicité... Son apparente clarté ouvre sur des abîmes. Car être, pour un Grec, qu’est-ce que cela signifie? Doués pour l’ontologie –qu’on se souvienne de la gymnastique platonicienne du «Parménide»!–, les contemporains de Pindare n’entendent pas du tout la même chose sur ce sujet qu’un postmoderne, qui plus est s’il possède son Descartes sur le bout des doigts. Car, en ces temps de Zeus, l’être ne va pas de soi comme modalité de l’indi-vidu séparé. Il suppose une cosmogo-nie que définit une saisie panthéiste et strictement païenne du réel. Etre, c’est donc être quoi, ou qui? Répondre à la première question résout également laseconde. Avant la pirouette du Crucifié qui annonce: «Je suis celui qui est», le Grec énonce: «Je suis le vouloir du destin.» Le monde obéit à une loi qui le fait être ce qu’il est. L’individu subit la même logique. En face du vouloir suprême qui veut le réel dans sa totalité et ce qui le constitue dans le détail, quelle place pour la liberté, le libre-arbitre, la détermination souveraine d’un individu? Ce que l’on est se réduit donc à un fragment virtuellement détaché par la conscience d’un grand tout, à quoi pourtant il se confond intimement. Tel l’olivier, l’étoile Absinthe, sur le même principe que le courant qui travaille l’eau des criques méditerranéennes, pareil au mi-lan qui plane sur l’Acropole ou à l’héliotrope tourné vers la lumière, l’individu obéit: il obéit à la loi du monde, du cosmos, à l’incompréhensible mécaniquede l’univers. De sorte que la décisionvolontaire relève de la fiction... On est, certes, mais ce qu’une force supérieureà nous nous fait être: voulu et non voulant, mû et non moteur, objet et non su-jet. En ces temps bénis, cette force ne s’appelle pas encore Jéhovah, Dieu ouAllah. Elle est une puissance cosmo-gonique de physicien et non un fétiche de prêtre travesti en Père fouettard. La phrase de Pindare fonde une ontologie tragique, puisque, soumis à une force aveugle, nous ne sommes que le produit de cette soumission –un fragment régi par le tout qui le détermine. Nietzsche reprend telle quelle cetteoption grecque et lui donne sa formulemoderne: cette force économise son nom judéo-chrétien et redevient païenne en s’appelant volonté de puissance. En dehors d’elle, rien n’existe: l’être est, il coïncide avec cette force. Ce que je suis? Sa cristallisation ponctuelle. Le lieu et laformule de cet être? Le corps, dont Zarathoustra nous apprend qu’il est la grande raison, celle qui discrédite et disqualifie le petit instrument des productions rationnelles et raisonnables. Quand la pe-tite raison fabrique des fictions, des illusions, des mensonges, des erreurs utiles aux hommes pour éviter l’évidence tragique du réel, la grande raison produit des certitudes admirables. Approchons un peu le paradoxe. Ce que l’on est, on sait désormais à quois’en tenir. Mais comment le devenir? De quelle manière s’y prendre pour créerles conditions d’avènement de ce qui est déjà? Je suis un fragment de force qui me gouverne –à la manière de la foudre héraclitéenne–, comment donc pourrais-je commander ce qui me soumet? Quel artifice m’autoriserait l’appropriation de ce qui me possède? Quel angle d’attaque théorique permettrait de résoudre cette aporie? Bloc détaché par la conscienceet attaché par les faits au cosmos, comment puis-je envisager de produire demain comme une nouveauté ce que je suis déjà aujourd’hui? La question travaille l’épicentre detoute philosophie déterministe. Si plus que moi me fait être ce que je suis, comment pourrais-je être autre chose, autrement? Par quelle contorsion introduirela liberté –sinon par la fiction kantienne d’un postulat...– dans un monde qui la rend impossible? Car déterminisme et liberté s’excluent mutuellement. Les Grecs et Nietzsche l’affirment: la liberté n’existe pas, le déterminisme triomphe absolument. La volonté de puissance prend toute la place et ne laisse rien au libre-arbitre, qui n’existe donc pas, ou alors comme une fiction utile aux chrétiens en quête de responsables pour justifier leur passion de punir et de châtier. Assister à soi comme à un spectacle, un théâtre d’ombres? Se contenter de vivre en découvrant au quotidien ce que le destin nous réserve? Impossible... Le déterministe absolu dit: tu n’as pas le choix de devenir ce que tu n’es pas;le philosophe de la liberté enseigne:deviens ce que tu n’es pas; le tragique affirme donc: deviens ce que tu es, parce qu’il résout l’aporie en définissant laliberté comme ce qui nous permet de consentir à ce qui est. Instrument ni de soumission ni –encore moins – de libération, elle travaille comme une ruse dela raison et s’exerce là où on ne l’attend pas: ce que je suis, je dois vouloir l’être; ou encore: je peux devenir ce que jesuis, en l’occurrence, en l’aimant. L’apparent paradoxe trépasse sous le coupde boutoir de la formule nietzschéenne de l’amor fati. En aimant ce qui advient, je révèle une liberté qui me permet uneréappropriation de moi. Sachant ce que je suis et, désormais, comment je peux théoriquement le devenir, comment le puis-je pratiquement, dans mon quotidien? Quels exercices spirituels pour cette reconquête de moi-même? Le grand oui à la vie, comment s’en arranger dans un monde qui résisteet qui, depuis Paul de Tarse, sacrifieaux valeurs inverses? Nietzsche donne les formules, sans compter, dans «Ecce homo», sous-titré d’ailleurs «Comment on devient ce que l’on est» (1888). Titre chrétien, sous-titre grec, et ironie dèsce premier moment. Livre génial, généalogique, sans double, à même de permettre une révolution philosophique, idéologique, éthique et existentielle –du moins si l’on sait le lire. Pourvu même qu’on le lise... Premier temps sur cette voie magnifique: réactiver la formule socratique «Connais-toi toi-même». Impossiblede devenir ce que l’on est si l’on ne sait qui l’on est. D’où une quête existentielle du soi. Qui est «je»? Aux antipodesdu christianisme qui le trouve haïssable, le nietzschéisme enseigne le moi nonpas vénérable, ni même adorable, mais considérable, au double sens: digne de considération, mais aussi d’une dimension essentielle. Il désigne les modali-tés de cristallisation de cette volonté de puissance qui me rend reconnaissable. Mon identité gît dans cette concrétion factuelle et mortelle: mon corps. La pensée se conçoit donc comme quête de soi. L’écriture également. D’où l’invention par Nietzsche de l’autobiographie philosophique moderne. Ce que je suis, je le vis, certes, mais je peux le découvrir par l’écriture. Ainsi la chair se fait verbe, inversion des valeurs là aussi. Penser sa vie, vivre sa pensée, concevoir des concepts uniquement s’ils procèdent de l’expérience, puis passer ces idées au cribledu quotidien, écrire pour (mieux) philosopher, puis philosopher pour écrire, faire fonctionner cette oscillation entre théorie et pratique, dans le dessein de produire du sens. Voilà matières à connaissance de soi. En sachant qui l’on est, on peut envisager de le devenir. Lorsque l’on a réussi à savoir ce que l’on est, on peut envisager de le vouloir enfin. La connaissance de soi inaugure la construction de soi. En découvrantqui je suis, je peux alors vouloir l’être,ce à quoi, in fine, se réduit la liberté. De cette série d’exercices de consentement, d’adhésion, puis d’amour du réel, lesstoïciens disaient qu’ils apportaient lasérénité, Spinoza, la joie –et Nietzsche,la grande santé. Vouloir la puissance qui nous veut, voilà qui révèle la liberté et rend possible de devenir ce que l’on est...

Source : Le Nouvel Observateur - Hors-Série - n°210 - Auteur : Michel Onfray