Friedrich Nietzsche
Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900)

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 Seuls les souffrants sont bons 

"La Généalogie de la morale" (première dissertation)

Dans «la Généalogie de la morale», Nietzsche accuse les juifs d’avoir entrepris contre «les nobles, les puissants, les maîtres, les détenteurs du pouvoir» un total renversement des valeurs: ils auraient, «avec une effrayante logique», retourné «l’équation des valeurs aristocratiques (bon= noble= puissant= beau = heureux=aimé des dieux)» et «maintenu ce retournement avec la ténacité d’une haine sans fond (la haine de l’impuissance), affirmant "les misérables seuls sont les bons, les pauvres, les impuissants, les hommes bas, seuls sont les bons, les souffrants, les nécessiteux, les malades, les difformes, sont aussi les seuls pieux, les seuls bénis des dieux, pour eux seuls il y a une félicité…"» Bref, il impute aux juifs un culte de la victime. Ce culte, nous le voyons fleurir aujourd’hui même sous nos yeux, le plus souvent d’ailleurs au détriment des juifs, accusés de victimiser, là où ils ont du pouvoir, au Proche-Orient, un peuple qui semble depuis incarner un corps christique souffrant, tout en ayant inventé la figure originale du martyr assassin. Or le lien hébreu récuse la souffrance comme valeur et privilégie la justice –de rigueur ou de grâce– face à la geste victimaire. Deux exemples: d’abord, l’idée que, dans un procès, il ne faut pas prendre le parti du pauvre mais lui rendre justice. En effet, privilégier la pitié que nous inspire la victime, c’est l’arracher à toute problématique de justice, c’est presque la mettre hors la loi en posant que notre affect fait loi, que si cette victime a réussi à nous émouvoir, c’est qu’elle a raison, qu’elle a atteint les sommets de la vérité. On exalte ici son narcissisme, qui du reste fusionne avec celui de la victime dans le corps à corps chaleureux où se célèbrent la vérité refondée, la grâce éprouvée, au-delà de toute loi, de toute limite. Autre exemple: une étrange loi où il est dit que celui qui a une infirmité ne doit pas approcher lui-même son objet de sacrifice de l’autel, mais le remettre au prêtre. La belle âme s’indigne: quoi! sanctionner un homme pour son infirmité! (Aujourd’hui on est victime d’une infirmité…) Cet homme souffre déjà dans son corps, peut-être même est-il exclu, et on l’empêche d’approcher! Exclusion du handicapé! Horreur… Laissons la chaude indignation et tentons de comprendre. Il s’agit non pas de dire que cette personne est coupable de son handicap, mais d’éviter le déni pervers qui consiste à ne pas voir qu’elle en a un. C’est aussi lerefus de ne voir que cela et d’inverser la culpabilité en posant que le monde est fautif envers elle. Il s’agit de reconnaître qu’elle est marquée par son handicap –ce n’est pas sa faute, c’est son manque; et pour inscrire cela, elle doit faire un détour par le tiers quand elle apporte son objet de sacrifice, l’emblème de sa rencontre avec l’Autre. Reste que la victime doit être aidée quand elle pousse son cri, son appel vers l’être, car tout ce qui est, notamment tout ce qui est humain, participe de l’être et doit donc tenter de répondre sans se prendre pour le tout de l’être, c’est-à-dire pour Dieu. Car, en un sens, le culte de la victime semble faire d’elle un petit dieu, alors qu’en réalité, c’est celui qui la divinise qui devient lui-même le dieu, le créateur du dieu incarné dans cette idole, dans cette victime idolâtrée. Ce fut là le point de départ de ma critique de Levinas: ce culte de la victime, sous des dehors d’humilité et de «priorité à l’autre», comporte une perversion. Et la perversion, Nietzsche en a fait la critique, même s’il l’a enfermée dans le cadre du christianisme, qu’elle déborde largement. Qu’est-ce donc qui lui prend d’appeler «renversement juif des valeurs» le passage à des valeurs chrétiennes, notamment le culte de la victime? Renversement des valeurs nobles de la Grèce… Lui qui exaltait l’Ancien Testament etdéplorait comme «un péché contre l’esprit» de l’avoir accolé au Nouveau Testament, «ce monument de goût rococo», pour faire un seul et même livre, la Bible («Par-delà bien et mal »), a-t-il oublié la rupture entre la vieille Bible et la Bonne Nouvelle? Non, car il lance cette hypothèse quasi délirante: les juifs ont crucifié Jésus pour faire croire qu’ils lui sont hostiles alors qu’ils lui ont confié le «renversement des valeurs» et le projet de redonner le pouvoir aux esclaves. Etrange, quand on pense que le vieux Livre s’est construit sur la rupture avec l’esclavage comme mode d’être, tout esclavage oùla jouissance est acquise au prix de laliberté; quand on sait que la loi symbolique vise à fonder la liberté contre lesrechutes fétichistes, idolâtres, narcissiques, qui sont une forme d’esclavage. C’est donc en toute conscience qu’il impute aux juifs les valeurs chrétiennes. Ce n’est pas la première fois que ceux-ci sont dénoncés des deux côtés: pour avoir tué Jésus et pour l’avoir produit; pour avoir rompu avec et pour avoir été son peuple. Nietzsche aurait-il eu la lâcheté, très courante aujourd’hui, de ne s’en prendre qu’aux juifs dans l’héritage judéo-chrétien, comme si cela coûtait moins cher? Non, il n’est pas lâche. Pourquoi est-il si violemment atteint par la faille entre Athènes et Jérusalem, entre le monde grec et le monde hébreu? Qu’est-ce donc qui l’a amené à ce brutal passage par les origines? A-t-il eu la tentation de faire advenir, à la place restée vacante de l’origine grecque et de l’aristocratie, sa version moderne, c’est-à-dire européenne? Son exégète Heidegger a eu cette tentation, il y a succombé, on connaît la suite. Mais Heidegger s’est tu –d’un silence de mort– sur les sources juives et sur ce que l’Europe germanique en a fait sous ses yeux. Ont-ils eu la même tentation de combler avec leur pensée cette faille de l’origine introduite par les juifs –d’où une jalousie folle envers ceux-ci? Interpréter cette capture par l’origine, si propice au délire, déborde le cadre de cet article. J’en parle ailleurs, car souvent je croise Nietzsche de façon transversale –notamment sur la critique du nihilisme, des perversions, du religieux, du christianisme, dont je pense qu’il a méconnu l’acuité quand il se fascine sur l’idée du «Dieu en Croix», ne voyant pas que, avant d’être crucifié, Jésus a transmis ses paradoxes, c’est-à-dire de quoi subvertir l’idée de ce qui est bon et mauvais, de quoi secouer l’idée que Dieu aime les bons et déteste les mauvais, idée déprimante, et qui exige pour se maintenirune chape morale de plus en plus lourde. Je dirai ici qu’un aspect de son erreur ou de sa limite concerne l’être. Contrairement à ce qu’il pense, l’être, ce n’est pas la vie, c’est ce qui fait être tout ce qui est et qui en même temps traverse ce-qui-est et l’appelle à se dépasser afin de repren-dre contact, autrement, avec l’être etle possible. J’en ai déduit une éthiquede l’être, développée dans mes derniers livres, qui inclut l’idée de surhomme sans ses modèles pleins d’enflure –dont on sait le ridicule: quand des narcisses énervés se prennent pour des surhommeset repeignent leur névrose aux couleursde l’«airain»–, alors que le surhomme n’est qu’un certain rapport à l’être où l’humain tente de sortir de ce qu’il est afin de reprendre contact, autrement,,avec l’être comme potentiel de possibles chargé d’histoire et de mémoire. C’est ce que je développe dans mon tout dernier «Nom de Dieu».

Source : Le Nouvel Observateur - Hors-Série - n°210 - Auteur : Daniel Sibony