Friedrich Nietzsche
Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900)

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 Il faut encore avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter une étoile qui danse 

"Ainsi parlait Zarathoustra" (Prologue, paragraphe 5)

Pour qui a part à la pensée ou à la création artistique, cette phrase résonne comme une promesse. Presque un slogan que nos contemporains festifs pourraient reprendre à leur compte. Elle procède à un constat qui stimule le vœu secret de qui a le souci de son existence. Elle énonce une condition et un but auxquels, a priori, aucun créateur ne souhaite se sentir étranger. Nous espérons être grosde quelque chose, et cette phrase vient comme une promesse d’éclosion. Elle flatte notre si répandu rêve d’accomplissement: coïncider glorieusement avec soi au moyen d’une création inédite –un astre neuf. Cette réception, immédiateet intuitive, tient sans doute à quelques mots-clés, dont l’addition éblouit et sidère: le chaos, l’enfantement, l’étoile, la danse. Toutefois, à la relecture –«Une délicate lenteur est le tempo de mon discours»–, la fulgurance de la métaphore persiste et s’agrippe… Longtemps, j’ai eu en mémoire cette phrase formulée ainsi: «Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse.» L’omission du «encore» lui faisait perdre son caractère d’urgence et en facilitait l’appropriation par l’adolescent que j’étais, qui pouvait la brandir comme un étendard: à moi le tumulte supposé du génie, à vous l’insipidité de «l’œil pareil à un lac uni et maussade». Cette récupération héroïco-vantarde, je m’aperçus plus tard que Heidegger, à la suite de Nietzsche, la fustigeait sèchement comme le «besoin de petits-bourgeois en veine de sauvagerie». Ou comment s’imaginer avoir la tête dans les étoiles, et se retrouver cul à terre… Plus de vingt ans après ces «exubérances pseudo-transgressives» (Jacques Derrida), le pouvoir de fascination de cette phrase reste intact. D’une part, l’injonction intime perdure et, d’autre part, la justesse de la métaphore se trouve validée par l’expérience. Mes corps à corps pédagogiques ou professionnels avec «la Tempête», le répertoire baroque français, «le Soulier de satin», Marivaux, «les Paravents» ou Beckett m’ont souvent laissé démuni, incertain, errant. A la différence des peintres ou des écrivains, nous, interprètes ou metteurs en scène, avons le redoutable privilège de travailler des matières existantes –des écritures. Notre quotidien est un commerce avec des étoiles déjà enfantées, des étoiles qu’il importe de faire danser, toujours de nouveau. Une traduction d’éclats qui s’accomplit au risque de la trahison. Cette pratique de seconde main ne dispense pas –pour peu que l’on ressente violemment le harpon incitatif des mots de Nietzsche– de tenter de démêler les conditions requises pour un tel enfantement: «une étoile qui danse». Car il est des rencontres avec telles de ces étoiles –des textes de théâtre– qui contraignent au chaos, qui obligent à «re-susciter» le chaos qui les enfanta. Si l’on en croit Zarathoustra, de la qualité du chaos dépendrait la valeur de l’étoile à venir. De l’aptitude au chaos, de la capacité à accueillir et à entretenir le chaos en soi, procéderait l’éclat dansant de l’étoile. Mais ce chaos, qu’est-il au juste? Un état inorganisé, informe, indifférencié? Un bouillonnement de forces contradictoires? Nietzsche insiste: «Le caractère du monde est celui d’un chaos éternel, non du fait de l’absence de nécessité, mais du fait de l’absence d’ordre, d’enchaînement de forme, de beauté, de sagesse, bref, de toute esthétique humaine» («le Gai Savoir»). Ce préalable à tout ordonnancement, c’est «l’antérieur de toutes les sédimentations formelles et rationnelles de la représentation» (Paul Mathias). Relativement à notre pratique, il faut s’oublier, se mécomprendre dans le face-à-face avec le texte, avec l’espace, avec l’acteur. Une aptitude à accueillir sans jugement une «multiplicité originairement exclusive de toute unité et de toute forme» (Heidegger). Cette dispo-nibilité, qui lors de la lecture a permis d’entrevoir la compréhension organique de l’œuvre, doit trouver son équivalent scénique. Aimanté par une nuée de motifs, gorgé d’intuitions contradictoires, guidé par une prescience de l’architecture intime de l’œuvre et habité par un appétit d’images, le metteur en scène s’expose aux acteurs –ou l’inverse. Commence alors ce que j’aime appeler «l’appropriation scandaleuse». Cette parenthèse surréelle où les acteurs s’en remettent à quelqu’un qui n’est pas l’auteur, juste «un porte-voix, le médiumde forces supérieures» («Ecce homo»). Quel est son rôle lors de cette immersion dans l’écriture, lors de ces balbutiements d’incarnation, de souffles, de rythmes et de voix? Transmettre ses intuitions, évoquer son cheminement au cœur des structures profondes, suggérer des appuis de jeu... Ecouter et observer, surtout. Maintenir une attention globale et une saisie infinitésimale des propositions des acteurs. Les délibérément intelligentes, les prétendument sensibles, celles qu’ils font à leur insu. Et, face à cette profusion de signes et d’affects, résister le plus longtemps possible à toute interprétation, accepter le désarroi, la perplexité, le doute… Rebondir sur tel geste étrange, saisir à la volée un râle énigmatique, affiner telle inflexion, intensifier un état, pas de manière décisive, juste pour voir… Cette quête auprès d’acteurs aux prises avec une écriture s’apparente à une ex-ploration intime. «Celui qui voit au fond de soi comme dans un univers immense et porte en lui des voies lactées sait le désordre de leurs routes; elles mènent jusqu’au chaos, au labyrinthe de l’existence» («le Gai Savoir»). La contem-plation sauvage et avide de l’acteur en travail, mêlée à la présomption folle desavoir mieux que lui ce qui est juste, n’exclut pas de se laisser happer par sa détresse ou d’éprouver physiquement ses errances. «Le chaos signifie aussi le bâil-lement, le béant, ce qui se fend en deux […], l’abîme qui s’ouvre», précise Heidegger. Toute la science des répétitions est de préserver cette béance qui répond de la fertilité de l’échange entre celui qui acte et celui qui prend acte. Le souci du chaos n’est pas tout. On peut chercher des mois, se complaire dans une quête inachevée et sublime, parce que infinie. Reste l’enfantement. Au théâtre, la crainte de figer prématurément les choses doit faire place à une formalisation de la foule de perceptions, de sensations et d’intuitions recueillies. C’est l’heure indécidable, mais inéluctable, où «l’idée organisatrice qui n’a fait que croître en profondeur se met à commander et vous ramène par des chemins détournés». A quoi reconnaît-on les premières contractions? Peut-être à l’advenue lumineuse d’une évidence, à un pétillement de perspectives, à une exaltation à voir s’agencer l’informe. «Les choses viennent s’offrir d’elles-mêmes pour servir d’images.» Cette révélation soudaine est comme un ultimatum jubilatoire qui met fin aux hésitations et incite à l’orchestration franche de l’espace, des rapports, des scènes. Ne reste plus aux acteurs qu’àre-visiter chaque soir, sur scène et en coulisses, le chaos qui aura présidé à l’enfantement d’une étoile dont le public évaluera la vertu dansante.

Source : Le Nouvel Observateur - Hors-Série - n°210 - Auteur : Xavier Brière