Friedrich Nietzsche
Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900)

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 Le courage veut rire 

"Ainsi parlait Zarathoustra"

Accablés par la philosophie ricaneuse d’Aristophane, les grands interprètes de la civilisation grecque, Schiller et Renan, se firent une idée riante de la Grèce: Schiller, dans les «Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme», se conforte toujours par la pensée qu’aurire, qu’à la grâce, la moralité formelle d’un Kant pouvait se lier, et il rejetait le christianisme dans la mesure où celui-ci rejetait le rire. Sur ce dernier point, Kant –et le grand «dragon» éthique– était écarté. Mais Schiller retenait –hormis le rire homérique dévastateur– les délicates arcanes de la beauté: il aimait relire dans les heures sombres d’Iéna, les pieds dans un bassin d’eau froide, les plaisanteries de Socrate, et soupirait d’aise au spectacle du grand rhéteur Hippias obligé de convenir que la beauté est une belle marmite. Le fondement du rire était l’idée de beauté. Nietzsche intervint en ce point précis: dès «la Généalogie de la morale», il abattit le faux rire et montra que les puissants courants animant le monde grec étaient enracinés dans la transfiguration de la mort, contre laquelle se débattait l’esprit grec, pris dans une peur affreuse. Platon lui-même n’a pu échapper à cette véritési cruelle, soulignée par ces quelques vers d’Homère, où Achille implore Ulysse: «ô! mon brave Ulysse, ne me farde pas la mort! /Plutôt que de régner sur un peuple éteint /J’aimerais mieux être chez un pauvre éleveur, / un simple vacher et guider le troupeau.» Les mots d’Achille sont clairs: rien ne lui paraît plus précieux que la vie, même la plus difficile ; mieux vaut encore manger du pain sec, mais frotté d’oignons et d’olives, la paille entre les dents, siffloter je ne sais quoi, et boire la plus mauvaise des bières, sans omettre de lutiner les jolies jeunes filles, qui ne sont pas si dures que cela, et rire un bon coup. Avec la mort, c’est seulement cela, mais tout cela, qui nous est ôté. Voilà le tragique qui hante les consciences. Résolument moderne, Platon entreprit de «démolir la mort» au profit d’un pessimisme qui, sans nier le rire des dieux, les sauvait de la mort. Pourtant, le déchirement des valeurs était là. D’un côté, une vie céleste secouée par le rire; de l’autre, la résolution de la tragédie en laquelle l’homme était refoulé. Ce que Plotin appelle laculture hellénique se scinde en la joie de l’existence divine et terrestre, et letragique de la mort, qui est inacceptable, mais à laquelle on peut se soumettre, comme Achille sachant qu’il n’est pas de salut, et qu’un roi des morts («ce peuple éteint») ne règne sur rien. Ainsi, selon Nietzsche, nous bavar-dons, tandis que les Grecs parlaient. Rien n’est plus grave en philosophie, selon Fichte, que le bavardage. Il fausse tous les rapports – en ce qui concerne la mort notamment– et, du haut de la parole, nous voyons encore mieux la fracture qui a conduit à une reprise du tragique dans la Grèce. Par exemple, la gaieté se métamorphose en frivolité et l’on comprend comment Renan, qui ne discernepas les deux moments, a pu tout confon-dre en affirmant: «Ce peuple avait tou-jours vingt ans.» Afin de mieux comprendre Nietzsche,il convient de le rapprocher de Dante, qu’il n’aimait guère et appelait «le flai-reur de tombes». Dans le chapitreXXVI de «l’Enfer», Dante évoque la hautefigure d’Ulysse revenu à Ithaque pour y régner selon la prudence. Une idée, pourtant, ne cessait de le tourmenter: savoirce qu’il y avait par-delà les colonnes d’Hercule. Condamné dans «l’Odyssée» par le dieu de l’Océan, Poséidon, mais protégé par la déesse aux yeux pers, Athéna, il était enfin revenu à Ithaque, qui est le symbole de l’existence humaine sage et prudente. La connaissance le tentait, ainsi que l’avait prouvé l’épisodedes Sirènes, et pour les Grecs la connaissance était une tentation mortelle, comme le vit bien Nietzsche doutant que le vrai savoir fût accessible aux mortels. Affreuse tragédie: ce qui, peut-être, dépasse en valeur la mort et la vie est un territoire interdit. Voilà sans doute ce qui réalise l’homme grec et, de ce point de vue, le platonisme est une destruction du tra-gique et le moment qui permet de pas-ser de la culture tragique à la culture chrétienne. Comprendre comment se produit ce passage entre totalités culturelles est un autre problème. Mais l’esprit du mythe est qu’Ulysse ne devait pas repartir une seconde fois. Dante imagine d’une manière surprenante la marche du navire d’après la disposition des étoiles et, logiquement, le conduit au naufrage au bord de la Montagne du Purgatoire. La culture helléni-que soutenait pleinement cette lecture. Le premier des crimes est de vouloir savoir à tout prix, et non pas la désobéissance. De ce point de vue, Platon est la déviance qui réussit; de là son importance exceptionnelle –il réunit dans une synthèse inouïe le continent du tragique et celui du pessimisme. La diversité des sentiments pouvant susciter l’irruption du tragique est considérable chez Nietzsche, semblable à un fuseau que noueraient en certains moments des cordes, au fur et à mesure qu’il s’affinerait. Sans doute certaines fibres palpitent-elles plus que d’autres et, par exemple, le chagrin, l’idée de la perdition irrémédiable, mais non la bêlante nostalgie de l’être, est-il un fil conducteur dans la conception que Nietzsche se fait du tragique, même comme «simple» séparation des cultures. Il n’y a pas de nostalgie de la Grèce –d’ailleurs, le terme «nostalgie» est un néologisme datant du début du xixesiècle–, mais un chagrin dont l’analyse finit par donner des résultats étranges. Dans «Nous autres philologues», Nietzsche laisse exulter le chagrin non pas comme chagrin d’un amour modèle perdu (Briséis), mais comme chagrin d’une civilisation où la force et la puissance composaient l’authentique vitalité tragique de l’homme sans cesse exposé aux joyeuses secousses de l’existence humaine comme à la brutale déchéance de ses forces. C’en est au point que «l’Iliade», dans le sillage de Nietzsche, fut regardée comme un traité de traumatologie militaire –thèse à laquelle on n’adhère plus, mais qui ne laissait pas de contenir une vérité. Ce n’est pas pour rien si Hercule aux pieds d’Omphale constitue la caricature de l’esprit grec et du tragique. Le grand héros filant la laine aux pieds de la fragile Omphale –en fin de compte une courtisane–, d’un air suave et dolent, n’est en rien comparé au grand héros humain que fut le prince de Troie dans ses «adieux» à Andromaque, Hector, que Néron, dit-on, aimait à imiter. Telles sont les valeurs du tragique que Nietzsche voulut retrouver dans les eaux du chagrin et de ses affluents, au sein d’une tentative qui était à entreprendre par le surhomme. Certes, Nietzsche a beaucoup emprunté à Schiller, voire à Friedrich vonSchlegel, mais sa poussée décisive vers le monde grec l’entraîna à la fois trop vite et trop loin dans l’océan du christianisme, qui avait su pervertir l’esprit de la Grèce, etla valeur suprême qui se substitua ausentiment du tragique fut alors la vaguede la compassion (Mit-leiden). J’ai pensé, mais je dois me tromper, que la légende arthurienne maintenait l’instable équilibre des plateaux: d’un côté, les valeurs tragiques (dans «Lancelot ou le Chevalier à la charrette») intérieures au combat et à la mort comme à l’amour sacrifié; de l’autre, l’expansion sauvage de l’existence –et l’équilibre chancelant serait celui de la joie et du chagrin. Quelle idée Nietzsche se fait-il de ce qu’est le tragique pour nous? C’est le mur défoncé et rongé par la rouille qui enclôt un cimetière. Le salut consiste à défricher de nouvelles terres, à y faire fructifier de nouvelles valeurs. Toute la nouvelle édification (Hegel: «La philosophie ne doit pas être édifiante») doit être non plus une philosophie, mais une sciencerigoureuse. C’est ce que Nietzsche a voulu dire en parlant de philosophie «à coups de marteau ». La philosophie qui res-taure le tragique doit être elle-même tragique dans sa démarche ou, ce qui revient au même, dans sa méthode. L’étoile duNord a assez brillé; que se répandent les feux de la Croix du Sud. «Ainsi chantait Zarathoustra: je ne croirai qu’en un Dieu qui sache danser.»

Source : Le Nouvel Observateur - Hors-Série - n°210 - Auteur : Alexis Philonenko