Friedrich Nietzsche
Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900)

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 Quelle dose de vérité pouvons-nous supporter ? 

Selon Nietzsche, la vérité ne consiste pas à surprendre un secret inaccessible cachédans un ciel des idées éternelles, mais à savoir ce que l’on veut et à quoi l’on va se consacrer.La volonté de vérité est à la fois conquête et stylisation de la vie.

Jusqu’à quel point la vérité supporte-t-elle l’assimilation? – Voilà la question, voilà l’expérience à faire» («le Gai Savoir»). En d’autres termes: comment suppor-ter la vérité si notre organisme la trouve indigeste? Supporter la vérité: une vérité qui a une portée vitale, qui nous concerne et nous vise, et qui a en elle la puissance de nous atteindre et de nous faire souffrir. Quoi de commun avec la notion scientifique, historique de lavérité, celle qu’on établit, qu’on prouve, qu’on reconstitue en toute objectivité? Nietzsche parle de vérité dans ce sens familier où elle tourne vers nous une pointe dangereuse et blessante. L’enjeu de ces vérités-là qu’on fuit, c’est de vivre, et de vivre protégé. Entre vie et danger, une ignorance mutuelle règne le plus souvent, si bien qu’éventer le secret des vérités aboutirait à éclairer la vie même, avec ses ressorts ordinaires. Que la philosophie, comme moucharde, ait partie liée avec ce qui indispose le vivant dans ses ruses pour tenir bon, la voilà donc elle-même ennemie, passée du mauvais côté, irritante et détestable. La connaissance vient rejoindre la conspiration de la vérité, si connaître, c’est transgresser, lever le secret vital. Elle devient objet d’enquête. Entre Nietzsche et les Homais de son temps, ces positivistes qui croient en la science comme secret de tout, demeure cette différence irréductible: Nietzsche pose le problème de la valeur de la connaissance pour la vie, il interroge lesvaleurs de connaissance qui triomphent à l’époque, et il les met en relation avec des degrés hiérarchiques de la vie et dela volonté. Se pose alors le problèmele plus délicat: qui veut de la vérité? A quoi bon la vérité? Que vaut la vie qui la veut? Sans être plus fort, celui qui veut arracher la vérité n’est-il pas supérieurà celui qui s’en protège? Réinventer le passé La volonté passionnée de vérité est à la fois un problème et une issue, une intéressante forme que la vie a prise de multiples manières. Chez Nietzsche, la déclinaison de ces formes constitue une longue enquête, dont il n’est pas seulement spectateur ou curieux: il en est lui-même la victime, le sujet à observer, le secret vivant. Il a cette passion, il veut savoir pourquoi, et son propre secret est aussi celui de la maladie moderne, ce nihilisme aux cent visages, il est symptôme d’un mal qu’il traque par passion de la vérité. Nietzsche décline les formes de liaison entre vie ou volonté et vérité. Elles dessinent un arc-en-ciel qui va du plus sain au plus maladif, de l’innocent au criminel, s’il est vrai qu’un certain appétit de vérité tue la vie. On peut suivre ce parcours en allant de l’oubli, forme saine et normale de relation à la vérité, jusqu’au mensonge, forme malsaine, en passant par l’illusion, forme équivoque. Au point de départ de l’enquête, il y a une conception réaliste, exempte d’idéalisme, de la vie saine: chacun s’attache à son propre bien et recherche ce qui est bon pour lui. Il est mauvais de trop ruminer, de remâcher des maux passés, il faut savoir dépasser le passé pour avancer et pour débloquer les situations. Peu importe alors la vérité! Une bienfaisante faculté d’ignorance et d’oubli accorde aux hommes une part de ce délestage utile, qui permet de vivre à travers des épreuves dont la pensée trop insistante démoraliserait. L’oubli est une force, un atout, dont l’homme n’a d’ailleurs pas été généreusement doté, puisque, seul parmi les vivants, il est livré au souvenir et à l’appréhension de l’avenir: il «reste sans cesse accroché au passé. Quoi qu’il fasse, qu’il s’en aille courir au loin, qu’il hâte le pas, toujours la chaîne court avec lui» (deuxième «Considération inactuelle»). L’homme est condamné à la mémoire, qui appelle des remèdes. Ceux-ci sont les formes que peut prendre la faculté d’oubli, correspondant en négatif aux formes du «sens historique» –de la mémoire– dont elle est complémentaire. Le sens historique, en tant que mémoire utilisée par la vie, et en faveur de ses intérêts, économise le temps, l’organise, le sélectionne. Il prend le droit de garder le bon côtédu passé, pour mieux vivre. Toutes ses formes, que Nietzsche distingue et compare, vont dans le sens d’une poursuite des tâches de la vie, que ce soit la forme antiquaire, la forme monumentale ou la forme critique. Sous sa forme antiquaire, la vie donne une valeur à tout le passé, aux traditions, aux restes les plus infimes et aux archives; ainsi de celui qui mène sans cesse une enquête généalogiquesur ses racines et les idéalise en bloc. Ce respect inconditionnel est un remède, il donne confiance en soi, il trace des rails vers l’avenir, il simplifie la question de savoir ce qui est bon, ce qui est mauvais. Toute remise en cause du passé est écartée au profit de la ligne droite, on bétonne l’avenir. Les traditionalistes actuels en savent quelque chose. Le traditionalisme, ou conservatisme, est une forme fonc-tionnelle de l’oubli: on oublie le pré-sent, on ne garde que le passé sous ses formes pérennes, on ne voit de l’avenir que la projection à l’infini de ce qui fut toujours. Cette vie-là, qu’elle soit choix privé ou forme de civilisation, profite de la faculté d’oubli pour tourner le dos à toute vérité inconfortable qui lui gâcherait la joie de vivre en ligne droite. Le sens historique a également une forme monumentale; il ne conserve du passé que ses sommets, ses cimes, oubliant tout le reste, méprisant ce qui tire vers le bas et la moyenne. Le sens monumental ne vit pas dans le passé mais dans l’exceptionnel, avec lequel il en-tretient une relation de familiarité afinde compenser le faible intérêt pris auprésent, médiocre et décevant. Auteurs et acteurs Nietzsche pense certainement à la fois à Schopenhauer et à lui-même, en développant l’examen de ce sens idéalisant, qui permet de traverser la bassesse des temps sans en souffrir. C’est l’apanage des créateurs, des artistes et des penseurs, qui ne sont de plain-pied qu’avec ce qui constitue le chef-d’œuvre de l’huma-nité. Ce sens-là oublie tout ce qui est répandu, en grand nombre, copie conforme de modèles eux-mêmes stéréotypés. C’est la culture de masse que vise cette forme esthète et raffinée de l’oubli, au service de forces créatrices miraculeusement préservées, comme si le temps et ses altérations n’avaient pas de prise sur elles. La dernière forme prise par le senshistorique est davantage vulnérable au temps, lui qui altère, attaque la vie en la réformant. C’est le sens critique, celui qui s’en prend à la réalité présente et qui la corrige, qui la révolutionne. La critique nous déracine au nom d’une justice po-sée comme idéal, elle nous incite à cons-tituer une seconde nature estimée plus vraie, mais qui nous ôte ce que les oublis vitaux nous offraient pour nous étayer: «Nous implantons en nous une nouvelle habitude, un nouvel instinct [...]. Les secondes natures sont la plupart du temps plus faibles que les premières» (deuxième «Considération inactuelle»). Le sens critique est également oublieux, car il nous fait négliger le fait que le passé, quelles que soient ses faiblesses et seserreurs, nous a forgés nous-mêmes, par l’hérédité et par l’éducation. L’oubli présente donc des valeurs pour la vie. Il crée autour de ce qui vit, et de l’homme même, un halo d’illusion qui aide à sa croissance harmonieuse, même s’il ne subsiste qu’au détriment du vrai. La forme la plus saineet la plus normale de la vie, c’est une certaine ignorance de la vérité vraie, supplantée par l’illusion. A cet égard, il faut donner à la vérité sa signification vitale authentique: ils’agit d’un poison. Le fort le supporte etle digère, le faible en périt, personne n’en jouit innocemment. Il est possible éga-lement que, pris à faible dose, il ait valeur de remède, mais à quoi, et à quelles conditions? Comment en faire une vie? Enfin: si c’est la force de la volonté qui fait que le poison de la vérité est plusou moins nocif, la force n’est-elle que la capacité à assimiler ce mal? N’y a-t-il pas une supériorité dans la libre recher-che de la vérité, fût-elle douloureuse? L’illusion est une forme prise par la vie pour transfigurer la vérité, et la rendreassimilable, sans l’écarter purement et simplement de son champ. Rêve apollinien, délire dionysiaque, vision, inversion, ces formes ou déformations entrent dans un arsenal qui sert la vie, cette vie que seule une force hostile à elle peutvenir exposer de façon violente à la vé-rité. Toute la thématique du socratisme décadent consiste à montrer, dès «la Naissance de la tragédie», que l’analyse, pratiquée à des fins de rétablissementde la vérité au détriment de l’opinion ou de l’illusion artistique, tue la vie, la diminue, la rend malade. Cependant, il y a des cas où l’illusion nous dessert etmérite d’être rectifiée, lorsqu’il en va de valeurs supérieures comme le bonheur, qui n’est pas que confort. Etre ou vi-vre plus heureux légitime une levée duvoile de l’illusion, malgré la nécessitédu voile et sa pérennité. Pour Nietzsche, les créateurs, et notamment les artistes, sont des cas à part, rares, exceptionnels, à contre-courant –intempestifs, inactuels–, du fait que la civi-lisation est elle-même fondée sur desvaleurs de moyenne, de médiocrité régnante. Si bien que leur propre visiondu monde est faussée par les valeurs dont ils sont, dans leur type, la contradiction vivante. De ce côté, la vérité les servi-rait pour effectuer un certain renversement de la perspective courante, qui les trompe. C’est la démonstration entreprise par Nietzsche dans «le Gai Savoir», au sujet de «l’illusion des contemplatifs». Ceux-ci sont «les hommes supérieurs» par une sensibilité plus riche et par uneméditation plus profonde: ils voient et entendent infiniment plus que l’homme du commun. Cependant, leur bonheur de contemplatifs demeure limité, s’ilsse considèrent simplement comme les spectateurs de ce monde plus riche et plus varié, et non comme les poètes qui le créent et le font vibrer. «Nous ne sommes ni aussi fiers, ni aussi heureux que nous pourrions l’être», conclut-il. C’est que les hommes supérieurs ne sont pas, comme on le croit trop souvent en fonction d’une lecture fautive de la philosophie nietzschéenne, les plus forts, les dominants. Le texte cité le dit très clairement: les plus forts sont les hommes d’action, les acteurs du monde, ceux qui interprètent un texte ou une partition, tandis que les auteurs de la partition sont les hommes supérieurs, créateurs des valeurs partagées. Quant à la foule, elle est le véritable spectateur de ces jeux de l’art, en l’occurrence l’art politique interprété par les dominants. Ne pas rectifier cette perspective inversée, c’est trop accorder aux acteurs, et c’est méconnaître les auteurs, de même que, d’une façon générale, les créateurs des valeurs sont sous-estimés au profit de ceux qui lescopient et les galvaudent. L’illusion ne sert la vie que sous ses formes basses et banales: l’homme supérieur a besoin des secours d’une vérité dévoilée pour remettre la perspective en place, et se situer lui-même dans le jeu faussé de la civilisation maladive et stéréotypée. La vérité est son alliée contre les puissances trompeuses, il lui faut donc la cultiver à contre-courant, en faire un usage intempestif. Pis: ce que le créateur vit comme une illusion qui lui masque sa vérité est à un autre égard un véritable mensonge, et c’est sous cette dernière forme que la vérité devient combat, arme, dénonciation critique, marteau. Le mensonge l’emporte en grand, la vie moderne repose sur lui et le propage comme un mal endémique et contagieux que le philosophe se doit de contrecarrer. Le Nietzsche combatif, noir, dénonciateur, dont il se fait lui-même le portraitiste dans les derniers textes («l’Antéchrist», «Crépuscule des idoles», «Ecce homo»), use de la vérité contre les mensonges, sans aucun égard pour un droit à se mentir qui émanerait du besoin vital en général. L’ambiance a changé, on est dans un face-à-face sans concession. Le mensonge est vice et vertu, il est ambigu, il est hypocrite et sournois. C’est le sens du portrait-charge de l’idéal ascétique, et de l’ascète qui chante les vertus de la chasteté et de «l’ immaculée connaissance». La figure de Schopenhauer est lisible derrière la dénonciation du type dominant, mais l’inverse est aussi vrai: le type dominant a corrompu les meilleurs des philosophes, et leur a ôté l’aiguillon de la libre pensée, qui veut le vrai en dépit des inconforts qui en résultent. La vérité qui fait mal est la bonne, celle qu’il ne faut pas laisser passer. L’ascète ment et se ment, lorsqu’il fait étalage de ses valeurs anti-vitales, prétendument innocentes, qui accusent la vie. On est en pleine équivoque, car la valeur de la vie est précisément ce qui est en jeu dans cette partie de cache-cache entre valeurs dominantes et valeurs créées par l’art. Les masques de l’ascète Dans le deuxième livre d’«Ainsi par-lait Zarathoustra», Nietzsche s’en prend aux «hypocrites-sensibles», et il leurdédie une parabole: «Vous qui cher-chez la "connaissance pure"! C’est vous que j’appelle: lascifs.» Ce qui ment chezl’ascète, amoureux de la contemplation désintéressée, c’est son appétit honteux pour les réalités sensibles, sa mauvaise conscience, son reniement. Concupis-cent et cupide, l’ascète le sait et il en a honte, il dissimule ses désirs sous un masque d’innocence et de volonté de seulement savoir. Ce que Nietzsche dénonce en lui, adepte de la représentation pure, ce n’est pas seulement la mauvaise foi, mais aussi l’appétit bas, banal, sans élévation, qu’il ressent et qu’il dénie. Il singe une hauteur qu’il n’a pas su acquérir, il plaide pour un idéal qu’il n’incarne pas: «Vous avez mis devant vous le masque d’un dieu, hommes "purs", votre affreuse larve rampante s’est cachée sousle masque d’un dieu.» Mensonge, l’ascétisme est l’invasion de l’idéal faux, trompeur, trompe-l’œil. Pour le combattre, il faudrait percer jusqu’à une vérité difficile, que Nietzsche scrute sur l’exemplaire qu’il constituelui-même. Il veut comprendre à quoitient le goût de l’idéal et de la vérité, dans une vie gouvernée par des appétits sensibles et par d’autres plus élevés. De quoi est fait cet homme supérieur qui ne se connaît pas lui-même, comment se différencie-t-il des hypocrites et des fabricants du mensonge régnant? S’il par-lait vrai, que dirait-il de lui-même, ce Nietzsche qui ne se reconnaît pas fidèlement dépeint dans la version que Schopenhauer a donnée de sa passion contemplative? «La Généalogie de la morale» présente, dans la deuxième dissertation, une histoire de la passion ascétique où son auteur est pris lui-même: il y appa-raît que le créateur-contemplateur, le penseur, n’a pour les plaisirs sensibles, les concupiscences du corps, ni mépris ni attrait morbide et honteux. Le mensonge du détachement héroïque et ascétiquene sert à rien, si on examine loyalement quelle vie cet homme à part a choisi de mener. La chasteté n’est pas une valeur opposée aux désirs du corps, c’est une simplification, usuelle chez les penseurs, qui ne peuvent cultiver à la fois toutes les passions. La vérité leur suffit, s’ilssont honnêtes, et s’ils savent reconnaître leur propre intérêt dominant, celui qui va styliser leur vie et lui donner son économie la meilleure. Derrière cette conception sobre et lucide, il y a l’idée que toute vie est consacrée à quelque chose qui lui donne sens, de sorte que plus la focalisation sur ce sens acquis est exclusive, plus la vie est aboutie et sereine. Une passion suffit. «Connais-toi toi-même», disait l’oracle de Delphes, centre du culte d’Apollon, qui fut le dieu des apparences et du rêve. Se connaître ne consiste pas à surprendre un secret inaccessible caché dans un ciel des idées éternelles, mais à savoir ce que l’on veut et à quoi l’on va se consacrer. La volonté est en jeu dans le connaître, la vérité est notre volonté, si elle se veut. Ainsi, la volonté de vérité est conquête, stylisation de soi, malgré les embarras que cause à la vie ordinaire une trop forte dose de ces vérités qui blessent, concernant nos appétits, nos pulsions, nos manques. La science ne pratique pas la culture d’une vie vraie, elle n’en prend que la face objective, expérimentée sur un monde dont le fondement de valeurs n’a pas été exploré. Nietzsche est donc le penseur pour qui la vérité se mérite, à travers le choix d’une vie qui ne se ment pas.

3. “Humain, trop humain” (“Menschliches, allzumenschliches”, 1878-1879)
La conquête de l’esprit libre

De façon emblématique, la dédicace à Wagner de la « Naissance » fait ici place à une dédicace à Voltaire : véritable « mémorial d’une crise », ce livre marque une étape décisive dans l’émancipation de Nietzsche à l’égard de la tutelle wagnérienne. La libération de l’esprit passe d’abord par la conquête d’une forme expressive nouvelle, l’aphorisme, qui vient épouser au plus près les sinuosités d’une pensée devenue mature, lucide, indépendante. La fascination pour l’art fait place à l’épanouissement progressif de cette « passion de la connaissance » qui caractérisera les œuvres ultérieures : le flair psychologique et le sens historique sont les instruments d’une mise en perspective des productions humaines (philosophie, religion, art, politique) visant à déceler ce qu’ont d’« humain, trop humain » les pâles icônes de l’idéalisme. La science, autrefois décriée, se voit réinvestie d’un rôle d’avenir, même si ses méthodes participent encore des illusions propres aux deux piliers du passé culturel : la religion et l’art. Une telle promotion de l’activité de connaissance permet de nuancer la valo- risation de la culture tragique, au profit d’un idéal de sagesse orienté vers la contemplation : Schiller et Dionysos s’effacent un temps devant Gœthe et Epicure. Mais une telle sagesse ne rime pas pour autant avec la quiétude satisfaite des savants : « L’homme est sage tant qu’il cherche la vérité ; mais quand il prétend l’avoir trouvée, le voilà fou. » la liberté est une tâche, non un acquis. La route vers la libération est longue.

Source : Le Nouvel Observateur - Hors-Série - n°210 - Auteur : François Guery