Friedrich Nietzsche
Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900)

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 Danser pour lire le symbole des plus hautes choses 

"Ainsi parlait Zarathoustra" ("le Chant funèbre")

Que penser d’un philosophe athée qui clame la mort de Dieu tout en écrivant des aphorismes tels que «Les pieds légers sont peut-être inséparables de la notion de Dieu» ou encore le célèbre «Je ne pour-rais croire qu’à un dieu qui saurait danser»? C’est par cette phrase quej’ai rencontré la pensée du philosophe. Adolescente moyennement attirée par la philosophie, j’avais, comme beaucoup de jeunes filles, pratiqué la danse classique puis rythmique, et abordais les danses de société; tout cela en amateur, à titre de divertissement. Même si j’exultais dans le tango et la valse, j’attribuais cet état à un simple plaisir social, d’ailleurs fortement lié à la rencontre avec les garçons, que la danse autorisait. Certains mots, pourtant, nous pénètrent à notre insu: ils ne s’adressent pas à notre raison, mais à quelque chose en nous que nous ne percevons pas, une vie cachée, non formulée, qui les accueille parce qu’ils éveillent sa présence jusqu’alors silencieuse. Ils nous appellent à «deve-nir ce que nous sommes» sans le sa-voir encore, ils nous font signe depuis l’avenir. Appartenant davantage à l’art qu’au concept, c’est à notre inconscient qu’ils parlent: l’effet sur moi de l’association «dieu danseur» mit en mou-vement quelque chose dont je n’avaispas encore conscience. Sous le prétexte de travaux universitaires dont j’ignorais alors les véritables enjeux, je partis à la recherche des dieux danseurs, dans les cultures où il s’en trouve encore, en Afrique, en Haïti, au Brésil. Lors de cérémonies religieuses qui sont aussi des rituels de guérison, ces dieux descendent dans le monde des hommes et s’incarnent en certains d’eux, les possèdent et les métamorphosent.Je découvris ainsi que musique et danse favorisent l’état de transe, dans lequelcelui qui danse un dieu est en réalité mû par lui à son insu. La guérison a lieu parce que le dieu externe, autre collectivement reconnu, entre en résonance avec le dieu interne du sujet, autre intime et caché, désir inconscient qui cherche à se direà travers la maladie. La possession parle dieu lui offre une autre issue, symbolique –ce que les sciences humaines nomment «efficacité symbolique»–, dont la particularité est qu’elle ne passe pas par la parole comme dans la psychanalyse, mais par un langage du corps. Ma thèse de psychologie consista à montrer que le mécanisme de la cure psychanalytique exposé par Freud peut parfaitement s’appliquer à ces thérapies traditionnelles, de la même façon que Claude Lévi-Strauss a pu brillamment comparer le travail du psychanalyste et celui du chaman. N’est-ce pas un désir de thérapie –par la création de sens– qui appelle le corps malade de Nietzsche non pas directe-ment à la danse, qu’il ne pratique pas, mais à ces longues marches dans lesquelles le mouvement qui se répète tout seul le conduit au sentiment de dépassement de soi et d’ouverture sur l’illimité? De la frappe alternée des deux pieds, de l’ivresse des contraires qu’il en reçoit, il sent monter l’enthousiasme –qui signi-fie étymologiquement «avoir le dieu en soi». Dans cette danse de l’esprit de celui qui ne croit qu’aux pensées nées de la marche se crée Zarathoustra, le danseur dionysiaque, que l’élan imprimé par son pas rythmé sur la terre fait voler au-dessus des étoiles. Comment vivre et transmettre une expérience aussi riche et créatrice? Il n’est pas donné à chacun de rencontrer Dionysos dans la simple marche, disposi-tif minimaliste d’une danse réduite àl’essentiel: le rythme d’un pas assuréet joyeux accompagné du seul chantintérieur de la pensée quittant la fiction du moi pour s’abandonner au désir énigmatique d’un autre en soi, qui exalte la puissance de la vie par la réunion des forces instinctives primitives et du désir de dépassement de soi, faisant de l’homme un «animal divinisé». En refoulant l’esprit dionysiaque des danses européennes paysannes, nos autorités politiques etreligieuses ont jugé bon de réprimer la subversion de la transe. Mais sa trace selit dans la soif des rythmes vigoureuxqui animent encore les danses dites «noires», malheureusement difficiles d’accès pour les Blancs. Nietzsche n’a nul besoin d’apprendre l’arabesque pour être saisi par l’espritde la danse. Il lui suffit de se soumettre au mécanisme élémentaire le plus répandu, au plus petit commun dénominateur des danses, la marche, qui reproduit certains processus vitaux: la pulsation des pieds fait écho au battement du cœur, le balancement du corps rappelle le va-et-vient respiratoire, les boucles des gestes répétitifs réveillent l’énergie pulsionnelle... Tout être humain possède un savoir-marcher-danser inconscient qui répond immédiatement à l’appel d’un autre suffisamment entraînant; par exemple celui de la musique populaire, elle aussi organique, qui bat par ses pulsations et respire par ses symétries, invitant chacunà danser sans avoir appris. En témoignele succès jamais démenti des danses venues d’Amérique du Nord tout au long du xxesiècle (fox-trot, charleston, be-bop, boogie-woogie, rock...), danses métisses, dionysiaques s’il en est, issues du jazz, mariant l’énergie des danses noires des esclaves –héritées de l’Afrique– et la régularité blanche des rythmes carrés des danses populaires, dites country. Je rencontrai, enseignée par Herns Duplan, une danse ainsi métissée, d’une beauté immédiate et puissante, appelée «expression primitive». A la fois joyeuse, ludique, minimaliste dans ses structures puisque construite sur le pas de la marche et des séries de gestes opposés, elle me parut illustrer parfaitement la danse de Nietzsche, d’autant que, entrecoupée d’arrêts extatiques sur des postures magnifiées, elle laisse au danseur le temps d’y lire un sens, lui offrant une méditation dynamique sur certains archétypes humains: gestuelle de guerre ou d’amour, de capture ou de don, de fierté ou de colère, d’humour ou de solennité. Cette technique, qui interrogeait constamment en moi la psychanalyse, éclaira mon cheminement vers le «symbole des plus hautes choses» que Nietzsche lisait dans la danse, me permettant d’y adapter la danse-thérapie de façon plus acceptable par l’Université que la phrase sur le dieu danseur, suspecte de mysticisme. Or la foi de Nietzsche dans la danse, le secret de sa transcendance, ne réside pas dans un dieu extérieur à l’homme mais dans ce qui est le plus humain: le tragique surmonté, la séparation assumée, la souffrance sublimée, qui donnent ac-cès à une joie supérieure, artistique, créa-trice. Je pouvais ainsi rejoindre un des concepts fondateurs de la psychothérapie, la définition freudienne de la sublimation comme réorientation positive de la pulsion. La danse qui veut s’engager dans le soin doit donner à vivre un tel parcours symbolique: comme l’enfant qui devra accepter la séparation du corps de la mère, donc mourir à la vie fusionnelle et narcissique pour se libérer de l’illusion de toute-puissance et accéder à la vie du langage, le danseur pourra se délivrer de ses lourdeurs imaginaires pour renaître à la vie libre, légère et enthousiasmante de l’art qui l’empêchera de «mourir de la vérité». La danse est donc une métaphore de la condition humaine; elle permet au danseur de revisiter symboliquementla loi fondatrice qui, à partir des structures corporelles de l’hominisation, a conduit à l’humanisation; elle conduit au gai savoir, non pas intellectuel mais corporel, opposé à l’esprit de sérieux qui est pesanteur et préjugé; elle ouvre à la gaya scienza que, selon Nietzsche, la philosophie recherche à son insu comme «quelque chose de tout à fait autre, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie», un savoir médecin qui peut se mettre au service de «la santé globale d’un peuple, d’une époque, d’une race, de l’humanité» («le Gai Savoir»).

Source : Le Nouvel Observateur - Hors-Série - n°210 - Auteur : France Schott-Billmann