Friedrich Nietzsche
Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900)

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 Faut-il aimer son prochain ? 

A l’amour du prochain qui traduirait le ressentiment et la haine de soi,Nietzsche oppose l’amour du lointain, qui exalte la volonté d’aller par-delà soi-même pour inventer des formes de vie affirmatives.

Nous ne sommes pas des humanitaires»; «Nous n’aimons pas l’humanité»; «L’humanité! Y eut-il jamais plus horrible vieille, parmi toutes les horribles vieilles?» Au moment où Nietzsche écrivait ces lignes du «Gai Savoir», soupçonner l’amour du prochain n’était certes pas chose nouvelle. Mais il ne s’agit ici ni de faire avouer à ce mot d’ordre affecté ce qui se cache derrière lui, à la manière de La Rochefoucauld, ni de dégager ce qu’il dénie et refoule, comme Freud le fera plus tard. Le verdict nietzschéen ne porte pas d’abord sur la vérité de l’amour de l’humanité mais sur sa valeur. Loin de contester que certains puissent l’aimer, la question est de savoir qui a besoin de l’aimer, de quel type de vie cette valeur est un symptôme et quelle valeur a cette vie. En termes nietzschéens, c’est à la généalogie de l’amour du prochain qu’il convient de procéder, généalogie quicomporte deux temps, dont seul le premier peut sembler rapprocher Nietzsche de ses prédécesseurs et successeurs. Il s’agit en effet de commencer par soumettre l’amour du prochain à un questionnement régressif qui reconduit cette valeur aux instances pulsionnelles qui la produisent. Aussi Nietzsche rapporte-t-il toute morale du désintéressement, du souci du bien commun, de la sympathie, de la préoccupation humanitaire, à l’amour chrétien du prochain, lequel est lui-même une forme de la compassion et de la pitié qui, selon la topique dégagée par «la Généalogie de la morale», ressortit à la morale des esclaves et non à celle des forts. De fait, les forts nomment «bon» ce qui témoigne de leur force, le puissant, le noble, le beau, l’excellent, le «mauvais» désignant le faible, le vulgaire, le laid, le vil. «L’équation aristo-cratique des valeurs» est donc indis-sociable d’un «pathos de la distance», d’un sens de la distinction, qui exclut d’emblée la notion même de prochain. Le fort s’affirme comme le lointain, re-vendique joyeusement son égoïsme etsa fierté, tandis que l’amour du prochain en est l’absence «méprisable». En raison de leur impuissance face à la dureté des forts, les esclaves renversent complètement cette grille d’évaluation et nomment «méchant» et «cruel » celui qui ne les aime pas et le leur fait sentir: l’indifférence et le mépris de leur souffrance deviennent méchanceté, tan-dis que par contrecoup l’amour du prochain devient bonté. Où l’on voit que cet amour n’est que réaction contre les forts, qu’il est né de «l’arbre de la haine», dont il n’est que l’ultime fruit: le comman-dement d’amour est une antiphrase, le texte de la vengeance maquillé en bienveillance. Alors que le fort n’attaque que celui qu’il respecte puisqu’il s’agit dese mesurer à lui, et donc aime ses ennemis comme son épreuve, le chrétien aimeson prochain et même ses ennemis pour en retirer quelque mérite et mieux leur signifier leur méchanceté. L’amour pour le prochain permet alors d’échapper au sentiment d’impuissance et à la haine de soi qui en est l’effet en suscitant en retour son amour, de sorte qu’il est le détour d’un amour de soi insuffisant pour s’affirmer lui-même. L’apparent désin-téressement est en fait une tentative de séduction d’autrui pour qui ne parvient pas à se plaire: «Votre amour du prochain, c’est votre mauvais amour de vous-mêmes» («Ainsi parlait Zarathoustra»). «Tu aimeras ton prochain comme toi-même», entendez: de cette même haine que tu as pour toi. Reste que Nietzsche –et c’est là son originalité – ne se contente pas de mettre en évidence l’intérêt que dissimule le désintéressement affiché, d’autant que l’idée même d’un amour non égoïste est pour lui une mystification de plus. L’important est de procéder –là se situe lesecond temps de la généalogie– à une interrogation sur la valeur de cette valeur, le critère étant la puissance d’ave-nir de celle-ci pour la vie. Il est alorsclair que, la vie étant, en son fond, volonté de puissance, l’amour de l’humanité est un danger pour la vie.

L’anti-humanisme nietzschéen

Individuellement, car «vivre […], c’est être cruel», «assassiner sans relâche» ce qui est faible en les autres comme en soi («le Gai Savoir»), de sorte que le commandement d’amour est «la négation de la vie» élevée au rang d’impératif, symptôme d’une fatigue et d’une vie épui-sée qui ne peut plus s’affirmer qu’en se reniant. Collectivement, car l’apparente anti-sélection ainsi promue est en fait une contre-sélection: prêcher l’amour de l’humanité, c’est commander de maintenir tout ce qui est faible, sans avenir, «ceux qui souffrent de la vie comme d’une maladie», et donc de «fracasser les forts», au prix de ce qu’il y a de conquérant etde dominateur, c’est-à-dire au prix de ce qu’il y a d’authentiquement vivant, pour sélectionner «un sublime avorton», «cet animal grégaire, bienveillant, souffre-teux et médiocre: l’Européen d’aujourd’hui» («Par-delà bien et mal»). Tel est donc le fondement de l’anti-humanisme nietzschéen: l’homme estla maladie de peau de la terre («Ainsi parlait Zarathoustra»), un ferment dedécadence et, s’il venait à périr, cette mort devrait être assortie d’un enthousiaste «tant mieux» («Fragments posthumes»). Nietzsche misanthrope? Pas même, répond-il, car la haine suppose de l’amour, donc honore et se mérite. Seul reste le mépris. Pis, «le plus grand danger» est de passer du mépris au«dégoût de l’homme», d’être soi-même épuisé au spectacle de cette fatigue dont l’humanité est le titre, car «nous souffrons de l’homme» («la Généalogie dela morale»). Mais, attention, que l’onne se méprenne pas ici. Car c’est bienau nom de «l’homme garant de l’avenir» que la véritable «maladie du prochain» qu’est l’amour de l’humanité est récusée: «Je porte le destin de l’huma-nité sur les épaules» («Ecce homo»). C’est le souci de «l’avenir de l’homme» («Par-delà bien et mal») qui commande l’anti-humanisme et son «grand amour pour le plus éloigné» qui fait déclarer à Zarathoustra: «Ne ménage point tonprochain! L’homme est quelque chose qui doit être surmonté.»

Par-delà soi-même

Dans ces conditions, «ce qu’il y a de grand en l’homme», c’est sa capacitéà s’offrir un avenir et donc à se surmon-ter lui-même, capacité dont la notionde surhumain est l’autre nom et que, précisément, l’amour de l’humanité étouffe. Condamner l’amour de l’humanité au nom de «ce que l’on peut aimer en l’homme», c’est donc récuser l’amour du prochain pour «l’amour du lointain», vouloir que l’homme suive enfin Dieu dans la tombe, afin que vive le surhumain. En tant que résultat de son sur-passement de lui-même, il est l’authen-tique «transfiguration de l’existence» («Fragments posthumes») qui permet d’échapper au dégoût de l’homme. C’est pourquoi il faut rappeler que le sur-humain n’est d’abord ni un concept politique, ni un concept sociologique, niun concept biologique. Nietzsche semoque du culte des héros, affirme que, dans leur souveraineté, les individussurhumains se déprendraient de tout souci du monde, semblables aux dieux bienheureux d’Epicure, et récuse explicitement toute interprétation néodarwinienne du surhumain. Le surhumain n’est ni une nouvelle espèce ni une essence idéale mais un type, c’est-à-dire une configuration de pulsions, une hiérarchie des instincts relativement stable qui, loin d’être un donné naturel, est un résul-tat, le résultat d’un vouloir. C’est pourquoi, lorsque Zarathoustra dit du surhumain qu’il est à l’homme ce que l’homme est au singe, il ne faut y lire qu’un symbole de la distance que permet un autodépassement: le caractère biologiquen’est que l’expression de la puissance,et s’il devait advenir à l’homme un nouveau corps, ce serait comme conséquence d’une nouvelle volonté. Dans la notion de surhumain (Übermensch), il faut donc privilégier le sens dynamique d’un surmontement de soi (Selbstüberwindung), d’un aller par-delà soi-même, qui confère égalementun sens axiologique à un tel type de vie, en tant que celle-ci se trouve dotée d’une valeur supérieure, selon le critère d’évaluation déjà formulé. Le surhumain est donc d’abord le nom d’un acte et d’un type qui en est le résultat en même temps qu’il le favorise toujours.Le surhumain n’est pas à attendre, il est à vouloir, ilest volonté d’un type, dans la mesureoù il désigne d’abord un type de volonté, celle qui sera enfin capable d’affirmer pleinement sa puissance et donc la vie,en se délestant du ressentiment constitutif de ce qui a eu cours jusqu’ici sous le nom d’humanité.

Surhumain, trop humain, inhumain

Ainsi le surhumain ne constitue-t-ilpas une autre espèce que l’homme, mais une autre espèce d’hommes, par quoi il ne s’agit pas d’un nouvel absolu qui viendrait contredire la thèse nietzschéenne de la relativité de toute valeur: c’est relativement à la configuration pulsionnelle que la civilisation a fixée sous le nom d’humanité qu’il convient de parler de surhumain, en tant qu’il serait «l’opposé des "hommes modernes", des hommes "bons", des chrétiens et autres nihilistes» («Ecce homo»). Il n’est donc pas question de se façonner un nouvel idéal de l’homme. Le surhumain n’est pas tant l’homme de l’avenir que l’homme fécond d’avenir, et fécond d’avenir parce qu’il est assez fort pour toujours vouloir se porter par-delà lui-même, parce qu’il est mû par l’amour du lointain, qui est d’abord son propre lointain. Il qualifie au fond un type d’homme qui serait capable de vouloir surmonter sa «trop-humanité»: «humain, surhumain» versus «humain, trop humain» («le Gai Savoir»). Ce type est ce qu’il convient de dresser contre la domestication qu’a opé-rée la civilisation pour aboutir à ce qui n’est en fait qu’un «non-homme», animal craintif, apitoyé et pitoyable («Ecce homo»). C’est donc de culture qu’il s’agit car l’homme est la «plus belle pierre» qui puisse être offerte à un sculpteur, parce que la plus souple, pierre que l’on a gâchée en la défigurant au lieu de l’informer, de sorte qu’il faut se remettre à l’ouvrage, pour enfin «façonner l’homme en artistes» («Par-delà bien et mal»). Si le surhumain n’est pas un nouvel idéal de l’homme, s’il doit donc rester indé-terminé, certains de ses traits doivent cependant guider le ciseau, quand bien même ces traits ne peuvent faire portrait. N’en déplaise aux brutes qui voudraient s’en réclamer –et qui l’ont fait– et aux bien-pensants qui aimeraient en tirer argument pour le condamner –et qui l’ont fait–, Nietzsche n’esquisse alors en rienla figure d’une bête sauvage avide de domination. Certes, le surhumain se démarquera par sa force, de sorte qu’il ne pourra que s’accompagner d’une croissance dece qu’il y a de plus terrible en l’hommeet que la morale a toujours voulu étouf-fer: pas de surhumain sans inhumain.

La barbarie cultivée

Mais le degré suprême de la force est de pouvoir être victorieuse d’elle-même. Certes, le surhumain ne s’embarrassera pas de sacrifier autrui à la puissance. Mais il traitera ainsi autrui comme lui-même, car il sera le premier à s’y sacrifier. Certes, il ne répugnera pas à détruire. Mais parce que la destruction est une condition de la création, y compris lorsqu’il s’agit de lui. Antithèse de l’homme amputé, de l’«avorton » que nous nom-mons homme, c’est-à-dire de la faiblesse civilisée, le surhumain sera la barbarie cultivée, c’est-à-dire la synthèse d’unerichesse de forces et d’une prodigalité d’instincts assez grandes pour se dominer sans avoir besoin de se réprimer. C’est pourquoi, lorsqu’il fait référence à des figures historiques comme à des modèles approchants qui ont éclos fortuitement, comme à des augures de ce qu’il s’agira de vouloir quand elles n’ont été que d’heureuses exceptions, Nietz-sche ne fait pas appel à ceux que d’aucuns attendraient. Ce sont la plupart du temps des artistes qui sont convoqués, en tant qu’être un artiste véritable, c’est précisément savoir informer ses pulsions sans les brider, façonner ses instincts sans les extirper, à la manière de Shakespeare qui sut être à la fois le plus grand barbare et le plus grand poète, qui créa en Macbeth celui qui sait soumettre sa crainte à son ambition, en Hamlet celui qui transfigure le tragique auquel il a le courage de faire face en bouffonnerie, et en Bru-tus celui pour qui nul sacrifice n’est trop grand dès lors qu’il s’agit de l’indépendance de l’âme. Shakespeare, ou la barbarie faite classique. Et lorsque Nietz-sche cite Napoléon comme «synthèse del’inhumain et du surhumain» («la Généalogie de la morale»), c’est en célébrant «le frère posthume de Dante et de Michel-Ange» («Fragments posthumes») en celui qui eut ce mot qui ne manqua pas de le ravir: «J’aime le pouvoir […]en artiste, […] comme un musicien aimeson violon,[…] pour en tirer des sons, des accords, des harmonies.»

Aimer en ennemi

On le voit, le surhumain aura donc larichesse d’un oxymore, ce que la morale, si fervente d’antagonismes tranchés, est bien sûr inapte à comprendre: «Un César avec l’âme du Christ» («Fragments posthumes»). Car le Jésus de Nietzsche, à l’inverse de tout le christianisme dont il n’est en rien l’inventeur, puisque la responsabilité en incombe à Paul, est venu montrer comment vivre par-delà la loi, la culpabilité et le châtiment, par-delà bien et mal, libéré de la vengeance et du ressentiment, divinisé par le grand oui qu’il adresse à tout ce qui est. Que l’on élimine de cet amour ce qu’il a de passif abandon, que l’on y ajoute unedimension de conquête, la façon dont César répondait de lui en surmontant toute résistance, prêt à sacrifier tout homme, dont lui, à une cause dont il savait que sa valeur tient toujours dans ce qu’elle coûte, alors on obtiendra quelque chose d’inouï: un César aimant ou encore unJésus qui franchirait le Rubicon. Ainsi le surhumain est-il peut-être d’abord le grand amoureux, «un mons-tre de force et d’amour» («Fragments posthumes»). Car c’est précisémentlui qui, à la différence des faibles, ne travaillera pas à la sourde destructionde ses ennemis mais les honorera, et se tiendra à bonne distance des médiocres. Lui qui donnera non par compassion mais par surabondance de richesse, etqui n’attendra pas que l’autre souffrepour lui être une fête et sera suffisamment pudique pour se dissimuler en donnant, et ainsi épargner la honte à celui qui reçoit. Lui qui ne désirera pas par-tager les souffrances mais les joies de l’autre, et qui, afin de pouvoir les parta-ger, voudra toujours lui être une cause de joies. Lui qui saura aimer quand le faible n’a rien à donner. Aimer de haute lutte, sans affecterl’altruisme, en se battant de toute sa force, aimer en ennemi, aimer dangereusement, comme Don José aime Carmen. Aimer d’un «amour qui donne», c’est-à-dire sans viser la possession de l’autre, aimer en ami, d’un amour qui «ne veut pas l’amour mais davantage» («Ainsi parlait Zarathoustra»). Aimer d’un amour qui sache dire avec Gœthe, autre approximation du surhumain: «Si je t’aime, est-ce que cela te regarde?» L’actualité de Nietzsche tient, à n’en pas douter, dans… cette inactualité qu’il revendiquait. Et inactuel, probablement, l’est-il aujourd’hui plus que jamais. Lorsque l’humanisme vaut argument et que le qualificatif d’«anti-humaniste» vautréfutation, les «idées modernes» quioublient qu’elles sont des valeurs –en tant que telles questionnables– et seprennent pour des évidences se sont déjà précipitées en idoles. Contre l’hommeet contre l’érotique de l’humanité en laquelle Nietzsche relevait une érotoma-nie toute française, peut-être un peu de soupçon est-il nécessaire afin de redon-ner à l’homme son sens de tâche et à l’amour son goût de victoire. «Autantde méfiance, autant de philosophie»(«le Gai Savoir»).

11. "L’Antéchrist" ("Der Antichrist", 1888)
Vers la transvaluation des valeurs

Ce livre est pour les très rares élus.» Semblable avertissement peut étonner, s’agissant d’un livre dont le fil directeur est une critique du christianisme. Au xixesiècle, critiquer la religion est presque une mode: la raison prétend supplanter le mythe, la science annihiler les croyances, le socialisme réduire à néant le conservatisme théologico-politique. Dès lors, à quoi bon s’en prendre à une institution déjà moribonde? En quoi être anti-chrétien doit-il être réservé au petit nombre? Là est l’originalité de Nietzsche: le christianisme n’est pas selon lui une étape révolue de l’his-toire, mais sous-tend jusqu’à ses critiques les plus modernes; au-delà d’une apparente laïcisation, les valeurs chrétiennes, travesties dans le culte de la raison, le fantasme du progrès, le fanatisme égalitaire, sont plus influentes que jamais. Etre anti-chrétien équivaut ainsi à ne pas s’en laisser compter par la modernité et à établir la psychologie impitoyable du mouvement historique qui conduit au nihilisme. La disposition chrétienne fondamentale est le mensonge envers soi-même, le refus d’assumer la réalité, au profit de fantasmes alimentés par de sombres appétits de pouvoir: le symbole en est saint Paul, fossoyeur du Christ et «apôtre de la vengeance» envers la vie. Le dépassement du christianisme ouvre la voie à la transvaluation des valeurs, et notamment à une «grande politique» établissant la domination spirituelle des philosophes de l’avenir.

Source : Le Nouvel Observateur - Hors-Série - n°210 - Auteur : Antoine Grandjean