Friedrich Nietzsche
Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900)

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 La science est-elle un gai savoir ? 

Longtemps considéré comme un contemplateur du spectacle grandiose de la nature,l’homme de science se voit élever par Nietzsche au rang de créateur. Et le poème dont il est l’auteur ne consiste, pour lui, qu’en une évaluation nouvelle de la vie.

Le concept nietzschéen de «gaie science» n’est accessible au lec-teur français qu’à travers la traduction traditionnelle de «gai savoir», qui ne correspond pas exactement à l’allemand «fröhliche Wissenschaft», ni au sous-titre du livre: «La gaya scienza». En effet, ni Wissenschaft ni scienza ne signifient «savoir», une notion très large et indéterminée. Ces termes désignent précisément l’une des espèces du savoir: la science. Comment convient-il donc de traduire fröhliche Wissenschaft et, surtout, quel est le sens d’une telle notion, dont Nietzsche lui-même affirmait qu’elle avait fait l’objet d’un malentendu? «D’un malentendu sur la gaieté»: c’est ainsi qu’est intitulé l’un des paragraphes d’un projet de préface au «Gai Savoir» pour la deuxième édition de l’ouvrage («Œuvres complètes», édition Colli et Montinari, tomeVIII, volume1, 2). Mais Nietzsche lui-même doutait de la validité de son projet: «Ce livre a peut-être besoin de plus que d’une préface, puisqu’on n’a rien compris à sa "gaie science": dès le titre…» La phrase n’est même pas achevée. Dans la préface publiée en 1887, il n’y a pas trace d’une tentative pour éclaircir le malentendu suscité par le titre «la Gaie Science», dont Nietzsche dira seulement, en 1888 dans «Ecce homo», qu’il «rappelle très explicitement le concept provençal de la gaya scienza». Les traducteurs français sont allés dans le sens du gai saber suggéré dans «Ecce homo» et ont traduit par «le Gai Savoir». Pourtant, dans son projet de préface de 1885-1886, Nietzsche avait indiqué que c’est précisément cette référence au «sens provençal» du gai saber qui avait introduit la confusion.

La profondeur de la gaie science

A partir de 1885, Nietzsche écrit souvent «science» –entre guillemets. Par exemple, lorsqu’il se réfère à «ces quelques savants dont la vanité s’est cho-quée du mot "science" (–ils m’ont donné à entendre que c’était peut-être "drôle", mais que ce n’était sûrement pas de la "science"–)». Ou encore dans «Ecce homo», où l’expression «gaie science» enseignait «à partir de quelle profondeur la "science" est devenue gaie». La gaieté est soulignée dans ce deuxième texte. Elle est donc l’élément assuré, ce qui conduit à penser que c’est moins la gaieté quela science qui fait l’objet du malentendu, et que la science se définit par sa relation à la gaieté. La science «devenue gaie» est la science au sens où l’entend désormais Nietzsche, et la science qui s’écrit entre guillemets est celle dont on a toujours pensé –depuis l’Antiquité grecque jusqu’aux traducteurs français du «Gai Savoir»– qu’elle ne pouvait être qu’une affaire sérieuse, sinon rébarbative. Pourtant, Platon déjà faisait dire à Timée, à propos des théories scientifiques «qui commencent par l’origine du monde, pour finir par la naissance de l’homme», qu’elles procurent «dans la vie un amusement mesuré». Il faut donc s’enten-dre aussi sur la gaieté. Pour Platon, les théories des sciences de la nature et de l’homme ne sont que des «spéculations vraisemblables». L’homme de sciences platonicien réduit ainsi son activité àun pur jeu de spéculations théoriques: «Il croit être placé, comme spectateuret auditeur, devant le grandiose spec-tacle visuel et sonore qu’est la vie» («le Gai Savoir»). Par là, pour Nietzsche, il sous-estime sa propre nature et n’esten conséquence «ni aussi fier ni aussi heureux» qu’il pourrait l’être. Nietzsche a écrit au moins deux fois («le Gai Savoir», Préface2, et «Nietzsche contre Wagner», Epilogue2) que «les Grecs étaient superficiels –par profondeur». Mais ici, contre le superficiel enjoue-ment platonicien, Nietzsche revendique, à l’allemande, la profondeur de la gaie science: «Car aujourd’hui la conscience scientifique est un abîme» («la Généalogie de la morale»). Jetons au moinsun coup d’œil dans l’abîme. L’aphorisme301, intitulé «Démence du contemplatif» (quatrième livre), taxe de folie l’illusion que le contemplatif entretient sur lui-même. Qui est ce contemplatif? Nietzsche le désigne, en allemand, par le terme d’origine latine Kontemplativ, mais lui attribue aussi, en latin, la vis contemplativa. Il s’agit donc bien d’une référence à la contemplatio latine, quiest la traduction du mot grec theôria. Le contemplatif est ce philosophe et savant platonicien dont toute l’activité consiste à connaître. Or Nietzsche, parlant des contemplatifs, dit ici «nous», ce quiimplique qu’il se reconnaisse à la fois comme philosophe et comme savant. Il en a le droit puisque, en tant que docteur de l’Université de Leipzig et professeur de philologie classique à l’Université de Bâle, il est un savant dans l’un des domaines que les classifications françaises actuelles attribuent aux sciences de l’homme, celui des recherches sur les langues et sur les civilisations de l’Antiquité gréco-latine. Il peut ainsi juger de l’intérieur l’activité scientifique: «Je connais bien les philologues, j’en suis un moi-même» («Nous autres philologues»). Ce qu’il écrit de la science moderne dans l’aphorisme301 ne peut d’ailleurs être compris qu’en référence à la doctrine pythagoricienne des trois vies, qui illustrait, par une image empruntée aux jeux Olympiques, la différence entre les activités du philosophe et du savant et celles des autres hommes (voir l’«Ethique à Nicomaque», d’Aristote, et surtout la «Vie de Pythagore», de Jamblique). D’après cette image, on rencontre aux jeux Olympiques d’abord des marchands de toutes sortes –de parasols, de souvenirs, de gâteaux…–, qui représentent le secteur de la production, cette activité du faire qu’exprime le mot grec poiêsis. Les athlètes, quant à eux, symbolisent les hommes d’action, les politiques et les guerriers, dont l’activité se nomme en grec praxis. Enfin, les spectateurs qui assistent aux Jeux symbolisent la théorie: toute leur activité se borne à regarder.

Le statut moderne de la science

Si Nietzsche conserve la tripartition grecque production-action-contemplation, il en modifie la signification en changeant l’image qui est le symbole de leurs relations mutuelles. Il ne se réfère plus aux jeux Olympiques, mais au théâtre. La première conséquence de ce changement dans l’image de référence est ladisparition du faire comme production d’objets de consommation: dès le début de l’aphorisme, il n’est question que des «hommes supérieurs», et c’est d’après ce qui peut les intéresser que se répar-tissent les diverses formes de l’activité. Quant à l’homme d’action, il n’est plus symbolisé par l’athlète mais par l’acteur de théâtre, qui interprète une pièce dont le contemplatif est l’auteur. Ainsi le faire se retrouve sous la forme «supérieure» de la création comprise au sens de création poétique. Mais, devenu créateur, le contemplatif disparaît comme spectateur et ne conserve la «force contemplative» que sous la forme du «regard rétrospectif» sur son œuvre dont dispose tout auteur, pour autant qu’il est son premier spectateur comme son premier critique. La triple distinction antique entre production, action et contemplation se réduit donc au rapport simple de l’auteur dramatique à son acteur. La façon dont «le Gai Savoir» désarticule et recompose les relations, héritées de l’Antiquité, entre la science et la politique permet de comprendre non seulement la gaieté, mais la joie profonde et la fierté de Nietzsche lorsque «le plus beau mois de janvier qu’[il] ait jamais vécu» («Ecce homo») lui fait entrevoir le sta-tut moderne de la connaissance scientifique. L’aphorisme301 du «Gai Savoir» affirme que désormais «celui qu’on appelle l’homme d’action» ne mérite pas proprement ce nom, puisqu’il n’est que «l’acteur» qui se borne à «apprendre et répéter» ce «poème» de la vie dontle contemplatif est le véritable auteur. Nietzsche suggère que les auteurs del’histoire ne sont pas les hommes politiques et les chefs de guerre, mais les hommes de science. Il ne l’entend pourtant qu’en «contemplatif»: le poème dont l’homme de sciences est l’auteur ne consiste pour lui qu’en une «évaluation» nouvelle de la vie, et il décrit cette évaluation, de façon aussi prolixe qu’imprécise, comme «tout ce monde éternellement croissant d’estimations, colorations, pesées, perspectives, échelles, assentiments et dénégations». On peut comprendre qu’il s’agit de toutes les façons d’évaluer le monde et la vie, et l’on admettra que les politiques tiennent compte de la prodigieuse augmentation des connaissances scientifiquesintervenue depuis la Renaissance, et des modifications qui en ont résulté dans la représentation du monde. Mais il s’agit seulement de modifier la façon de voir du politique, ce qui ne modifiera sonaction que par une conséquence indirecte. Nietzsche reste donc prisonnier d’une visée purement contemplative, contradictoire avec sa critique du délire contemplatif. Cette contradiction en engendre d’autres dans la description des relations de la science à la morale.

La science contre la morale ?

«Chansons du prince hors la loi» estle titre du recueil de poèmes inclus dans «le Gai Savoir», dont Nietzsche explique les intentions dans «Ecce homo»: «Les "Chansons du prince hors la loi" fonttrès explicitement mémoire du concept provençal de la gaya scienza, de cette unité du chanteur, du chevalier et dulibre esprit par laquelle cette admirable culture provençale de la haute époque s’élève au-dessus de toutes les cultures équivoques, d’autant que l’ultime ode "Au mistral", exubérant chant de danse où, ne vous en déplaise, c’est la morale qu’on piétine en dansant, est d’un provençalisme accompli.» Il n’est pas si évident que l’explication libère la gaie science de l’équivoque. D’un côté, en effet, les références au chanteuret au chevalier peuvent faire penser que Nietzsche interprétait le gai saber comme un mouvement exclusivement littéraire. Mais l’allusion à l’esprit libre qui piétine joyeusement la morale rappelle la contribution de la science au combat contre la morale, pour autant que celle-ci se justifiait par des représentations religieuses. «Considérer la nature comme une preuve de la bonté et de la sollicitude d’un Dieu; interpréter l’histoire à la gloire d’une raison divine, comme le constant témoignage d’un ordre moral du monde en vue d’une conclusion morale» («la Généalogie de la morale»), toutes ces conceptions ne sont pas seulement incompatibles avec les résultats des sciences modernes: elles ont été rejetées dès la définition des principes de ces sciences. Or «tout cela est derrière nous», et, du fait que tout cela est dépassé, a résulté un retournement de la consciencemorale: «Cela heurte la conscience, cela passe, pour toute conscience délicate, pour insoutenable, ignoble, pour mensonge, féminisme, faiblesse, lâcheté.» La science produit donc, dans la conscience morale ordinaire, celle de tout le monde, l’inversion des valeurs auparavant dominantes. On notera pourtant que, pour Nietzsche, à l’époque de «la Généalogie de la morale», le retournement de l’évaluation ne concerne toujours pas le féminisme, qui reste à ses yeux une valeur négative et va toujours de pair avec mensonge et faiblesse. L’aphorisme344 du «Gai Savoir» témoigne néanmoins que Nietzsche est conscient de ce qui, dans la gaie science, demeure de l’ancienne évaluation morale. «En quoi nous aussi, nous sommesencore pieux». C’est en effet sous cetintitulé que Nietzsche examine les présupposés de la méthode scientifique contenus dans sa règle suprême: «Il n’y a rien de plus nécessaire que la vérité, et en comparaison d’elle tout le reste n’a qu’une valeur de second rang.» Il s’agit là d’une «volonté inconditionnelle devérité», qui appelle pour Nietzsche la question: qu’en est-il? «Est-ce la volonté de ne pas se lais-ser tromper?» Dans ce cas, le fondement de l’obligation serait qu’«il est nuisible, dangereux, néfaste d’être trompé, –ence sens, la science serait une longue habileté, une prévoyance, quelque chose d’utile». Nietzsche se souvient ici des kantiens «Fondements de la Métaphysique des mœurs»: la «prévoyance » est une référence aux «impératifs de la prudence». Kant nomme ainsi les règles, fondées sur l’expérience, qui sont celles de l’habileté. Comme tout ce qui n’est qu’empirique, elles ne valent qu’en général, c’est-à-dire dans la plupart des cas. Mais que valent-elles, «s’il devait y avoir l’apparence –et il y a l’apparence!– que la vie repose sur l’apparence, je veux dire sur l’erreur, la tromperie, le déguisement, l’illusion, l’aveuglement volontaire»? Nietzsche retrouve ici sa thèse constante, selon laquelle l’art vaut mieux que la science parce qu’il permet de continuerà vivre en dissimulant, sous le voile de l’illusion esthétique, que la vie est, dans son fond, tragiquement insupportable. Il faut conclure que ni l’expérience ni la nécessité vitale ne peuvent fonder une exigence «inconditionnelle» de vérité. La réponse à l’interrogation sur la volonté de vérité est donc qu’elle exprimece que Kant appelle un impératif caté-gorique. «Et par là nous sommes sur le terrain de la morale» («le Gai Savoir»). Dès lors, «il y a toujours une croyance métaphysique sur laquelle repose notre foi en la science», et la mentalité scientifique repose sur un présupposé religieux: «Nous aussi, nous les savants d’aujourd’hui, nous les sans-Dieu anti-métaphysiciens, tirons encore notre feu de cet incendie qu’a allumé une foi millénaire, cette foi chrétienne qui a été aussi la foi de Platon: que Dieu est la vérité, que la vérité est divine…»

Rien n’est vrai...

Que veut dire, dès lors, la vérité? La réponse de Nietzsche à cette question part de l’affirmation que «la vie, la nature, l’histoire sont "immorales"». Ici, l’immoralité entre guillemets désigne ce que la morale entend par ce terme. Or il a été démontré que la science est sur le terrain de la morale; elle ne peut donc qu’être opposée à ce que sont en réalité le monde et la vie: «Il n’y a pas de doute que lavéracité, au sens risqué et ultime queprésuppose la foi en la science, donne son acquiescement à un autre mondeque celui de la vie, de la nature et del’histoire, et dans la mesure où elle dit oui à cet "autre monde", eh quoi? ne doit-elle pas par là même nier ce monde, notre monde?» Dès lors, la vérité dela science doit, elle aussi, s’écrire entre guillemets. Le monde de la science, celui des vérités exactes, universelles etnécessaires, n’est qu’un monde de fiction, puisque notre monde, celui danslequel nous vivons, est le seul vrai, alors qu’il n’est qu’incertitudes, changementset approximations. Plutôt que de s’en tenir à une conclusion qui récuse toute vérité scientifique,et pour n’avoir pas à choisir une vérité contre l’autre, Nietzsche récuse pourtant toute vérité: «Rien n’est vrai» («la Généalogie de la morale»). Il autorise cette thèse en se réclamant de la secte des Assassins, la plus fanatique de l’extrémisme islamiste du xiiiesiècle. Cette provocation détourne l’attention du lecteur et lui dissimule la platitude de l’ultime thèse de Nietzsche, réfutée depuis les premiers débuts grecs de la philosophie: car, si «rien n’est vrai», cette proposition même est fausse, et il n’est pas vrai que rien ne soit vrai. Dans aucune de ses descriptions des démarches de la science Nietzsche ne dispose d’un critère de la vérité scientifique, ni même d’une définition non contradictoire de cette vérité. Jamaisil ne fait référence à la méthode expé-rimentale, ni au contrôle des hypothèses et des théories qu’elle opère. C’est la raison pour laquelle sa gaie science reste prisonnière des définitions contemplatives de la science, celle de Platon etcelle de Kant. Un intitulé du printemps 1888: «la Volonté de puissance comme science» suggère, pour nous, une autre direction. Chez Nietzsche, il est resté à l’état d’indication.

7. "Par-delà bien et mal" ("Jenseits von Gut und Böse", 1886)
Une philosophie de l’avenir

Après l’envol lyrique de la pure affirmation vient le temps de la «critique de la modernité», préalable nécessaire à la transvaluation des valeurs. L’hypothèse de la volonté de puissance acquiert ici une position centrale; c’est à son aune que se trouvent stigmatisés les préjugés des philosophes, théologiens, moralistes et autres savants. Le titre est éloquent: il s’agit bien de se défaire du cadre oppressant de la morale, laquelle conditionne tout autant nos représentations sociopolitiques (égalitarisme, utilitarisme, socialisme) que notre goût immodéré –etirrationnel– pour la vérité. Les philosophes de l’avenir se voient assigner la tâche non plus d’enregistrer passivement les valeurs en cours –ainsi que le faisaient les philosophes du passé, simples «ouvriers de la philosophie»–, mais de devenir législateurs, créateurs de nouvelles valeurs conformes aux réquisits les plus élevés de la vie. Semblable tâche implique de prendre toute la mesure des exigences de la réalité interprétée comme volontéde puissance: contre l’égalitarisme, établir une nouvelle hiérarchie des individus; contre le moralisme, prônerune morale de la force et de la probité; contre la piété des savants, assumer le chaos des apparences avec courage, lucidité et vigueur; contre le fétichisme trompeur du langage, se risquer dans des expériences de penséeoù les mots viennent à manquer, quitte à atteindre d’autres vérités, plus dangereuses, plus prometteuses aussi.Le dépassement du nihilisme est à ce prix.

Source : Le Nouvel Observateur - Hors-Série - n°210 - Auteur : Michel Gourinat