![]() Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900) < ACCUEIL < |
Dieu est-il mort ? Contrairement à ce qu’une vulgate a longtemps colporté, la célèbre formule nietzschéenne ne signifie pas la négation de Dieu, mais l’ébranlement des religions institutionnelles.L’effacement de la foi en Dieu n’a en rien entamé la vivacité de l’instinct religieux. Avec Nietzsche, il faut toujours se méfier. Se méfier par exemple de ces interprétations rapides qui l’ont classé une fois pour toutes dans le rayon de l’incroyance décidée et qui, par là même, empêchent d’avoir des oreilles pour entendre, selon une formule qu’il affectionnait. Se méfier de ce qui passe pour un nouveau dogme indiscutable: ainsi, tenir dur comme fer que le prophète de la mort de Dieu est un athée qui, ayant donné congé aux rêves de l’au-delà ou des arrière-mondes, n’a plus de souci que pour l’immanence. Celui qui parvient à ébranler cet enfermement intellectuel peut commencer à éprouver la ferveur de sa prose et de sa poésie; mais surtout, sicelui-là a le sens des nuances, si derrière les affirmations massives il se laissesaisir par la petite musique nietzschéenne, il lui devient possible de pressentir l’importance décisive des dimensions religieuses de cette pensée «athée». Certes, l’affirmation selon laquelle il existerait quelque chose comme des dimensions religieuses de la pensée nietzschéenne provoquera le rire sarcastique des malins aussi bien que des demi-savants, qui savent à quoi s’en tenir. Ne va-t-il pas de soi, assènera-t-on, que depuis Nietzsche «Dieu est mort», et que l’athéisme est devenu notre «horizonindépassable», qu’il est inutile de rouvrir ce dossier et qu’en particulier on sait, comme on connaîtrait un fait incontestable, que Nietzsche a donné le coup de grâce à toute forme de croyance? Il va donc de soi aussi, inéluctable conséquence, que les religions ne font que subsister à la marge, ou encore que l’instinct religieux –comme disait Nietzsche, sans doute par approximation– ne peut qu’être éteint, à moins qu’il n’ait trouvé satisfaction dans des objets plus dignes des préoccupations des hommes.Contre les paresses de pensée Si ces truismes étaient vrais, c’est-à-dire correspondaient effectivement à la pensée nietzschéenne, nous n’aurions que faire de lire et de relire le prophète de Sils-Maria, tant ces fausses prophéties manifesteraient non pas leur caractère intempestif, mais tout simplement leur inadéquation à ce que nous observons tous les jours et à ce qu’une philosophie consciente de soi se doit de réfléchir. C’est bien parce que nous constatons que le fait religieux est tenace malgré tou-tes les dénégations, c’est même parce qu’on peut légitimement s’inquiéter d’un retour massif et violent des religions à la surface de l’actualité que nous entendons autrement les apophtegmes de Nietzsche, et qu’alors nous comprenons de lui tout autre chose que ce qu’une vulgate paresseuse martèle avec dogmatisme. Il faut effectivement avoir l’oreille fine, comme le demande Nietzsche, pour entendre certaines choses dites de manière fracassante et excessive au point que le bruit des invectives risque de cacher le murmure du message. C’est particulièrement vrai de la –trop célèbre– mort de Dieu. On croit savoir, donc on sait et on affirme, que Nietzsche doit être rangé dans la longue série des philosophes pour qui l’athéisme, par conséquent la négation de Dieu, est une conquête indépassable de l’esprit enfin advenu à lui-même dans l’autonomie de l’acte de pensée. Moyennant quoi un tel classement empêche littéralement d’entendre le propos et donc ferme à une intelligence philosophique de ce que Nietzsche veut suggé-rer –suggérer, non asséner dogmatiquement ou tenir pour vrai et assuré. Que suggère-t-il dans le tumulte et sous le masque de mots provocants? Le fou, l’insensé, l’exalté –autant de traductions pour l’allemand «der tolle Mensch»–, le héros de la fable de l’aphorisme125 du «Gai Savoir», annonce dans l’indifférence générale et la surdité des auditeurs de la place publique un événement inouï, au sens propre du mot; événement jamais encore entendu et qui à ce titrene peut pas être dûment compris, dont la portée par conséquent dépasse ceux qui l’entrevoient et qui les submerge. Loin d’être une annonce libératrice qui inau-gurerait l’ère d’une humanité autonome, émancipée des asservissements religieux et autoritaires, selon les propos irréfléchis des «hommes supérieurs», cetteannonce se donne sous la figure d’un ébranlement général et radical de tousles repères. Une perte d’orientation et donc de sens qui met cul par-dessus tête l’ensemble de l’univers humain. Perte tellement insupportable que le tolle Mensch inconsolable finit sa complainte dansles églises, dont il ne peut apparemment pas se détacher, puisqu’il va y chanter un Requiem aeternam Deo… Le caractère tragique de cet effacement du centre de gravité traditionnel de toute chose, y compris de l’univers humain, ne peut donc pas être minimisé, ni la mort de Dieu tenue pour la disparition d’un songe, d’une illusion ou d’un cauchemar après quoi l’humanité trouve-rait enfin sa vitesse de croisière, ou bien déboucherait dans le règne de la raisonlibérée ou de la société maîtresse d’elle-même et émancipée des aliénations ancestrales. Par cette conclusion, il apparaît clairement que Nietzsche ne peut pas être tout à fait situé sur la même ligne que ces athéismes avec lesquels on le confond pourtant. L’attesteraient encore les aphorismes du cinquième livre du «Gai Savoir»: cherchant à anticiper les effets du «plus grand événement récent –à savoir que "Dieu est mort", que la croyance au Dieu chrétien est tombéeen discrédit», Nietzsche annonce non point le début du règne des lumières, mais l’extension d’immenses ombreset l’effondrement de «notre morale européenne en sa totalité». Si les rayons d’une nouvelle aurore ne touchent que quelques «esprits libres», ce n’est pas sans que cette aube n’ait à traverser une longue nuit pleine d’angoisses et de traumatismes dont le pire peut toujours sortir. L’athée tranquille de la place publique est un inconscient qui ignore les enjeux de l’époque, qui n’annonce pas les prémices d’un homme nouveau. Il est impossible de ne pas entendrede nos jours la pertinence de ce «devineur d’énigmes». Avec l’effacement des références ultimes qui orientaient la vie des hommes et qu’on synthétisait sous le nom de Dieu, centre de gravité de toute chose, ce n’est pas seulement la sphère religieuse qui est affectée, c’est l’ensemble des relations sociales –la totalité de la moralité européenne– qui sont atteintes. Ce ne sont pas seulement les religions au sens traditionnel qui sont déstabilisées, c’est l’univers humain qui perd son pôle de référence. Cette perte touche tous les secteurs de l’existence; elle aboutit à ce désarroi des groupes et des individusqui, loin d’accéder enfin à l’autonomie, versent dans la confusion et l’incapacité à se structurer faute de repères grâce à quoi ordonner leur existence, dans tous les sens du mot «ordonner». Est-ce tout à fait un hasard, et sans lien aucun avec ce qui précède, que d’aucuns caractérisent l’époque comme celle d’une nouvelle barbarie, qu’on dira douce pour atténuer le diagnostic? Et lorsque Nietzsche traite de la décadence moderne et dépeint le dernier homme, incapable de projets, d’ambitions et dévoré par le ressentiment, fixé sur la revendication de ces droitsindividuels et incapable de «prendre le large», est-il si loin d’un diagnostic, qu’il ne se contente pas de poser, mais dont il pointe du doigt les sources fondamentales dans l’effacement de Dieu?Permanences de la volonté de croyance Si l’athéisme n’est donc nullement une libération pour la masse, mais bien plutôt l’entrée dans une longue et redoutable épreuve tragique, un autre aspect doit retenir notre attention. La mort de Dieu ne signifie pas l’affaiblissement de lavolonté de croyance. Loin de là. Nonsans ironie, Nietzsche déclare voir dans l’athéisme assuré de lui-même, et incapable de critique ou de distance par rapport à soi, le dernier mot de cette volonté de croyance, ou son bastion le plus inexpugnable. L’athée de la place publique ne se croit-il pas dans le sens de l’histoire et maître d’une autonomie assurée de ses bases? On peut avoir congédié toute allégeance religieuse et cependant s’accrocher à la volonté de vérité à tout prix, qu’elle soit de nature politique, scientifique ou philosophique. Les investissements fanatiques sur les idéologies de l’histoire qui ont tant marqué le xxesiècle n’attestent-ils pas de ces inquiétantes substitutions de volonté de croyance, d’autant plus tenaces qu’elles se croient non religieuses, d’autant plus violentes qu’elles pensent agir au nom de la raison, du progrès de l’humanité, du sens de l’histoire scientifiquement démon-tré? Et les nouvelles formes de scientisme ne confirment-elles pas l’acuitédu jugement nietzschéen? Justement parce que Nietzsche n’ajamais cru à l’avènement d’une humanité psychologiquement et affective-ment délivrée du désir de certitudes –de la volonté de vérité à tout prix–, il n’a jamais annoncé non plus l’effondrement de la croyance. Au contraire, plus le désert croît, plus la perte de repères estprofonde, plus ceux qu’il appelle «les faibles», c’est-à-dire les volontés divisées ou déstructurées, risquent de s’investir sur des certitudes qui les stabi-lisent, les unifient, leur fournissent ce supplément d’autorité qui leur fait dé-faut et que des gourous improvisés leur fournissent clés en main. La puissance qu’ils ne peuvent exercer sur eux-mêmes leur est fournie par procuration de la part d’autorités d’emprunt qui se présentent en pourvoyeuses de sens: partis politiques, sectes, nationalismes, fondamentalismes divers ou intégrismes de toute nature, pour moduler sur une liste déjà fournie par Nietzsche… Le philosophe voit bien, à partir deson expérience personnelle d’ailleurs, que l’effacement de la foi en Dieu ou l’ébranlement des religions institutionnelles, donc des Eglises, la disparitionde l’adhésion à des dogmes devenusincroyables n’éteignent pas pour autantla vivacité de «l’instinct religieux». Instinct qui nourrit certes des figures diverses: celles, aberrantes ou décadentes, des sectes qui colportent des marchandises frelatées à partir du désarroi devolontés défaites –faibles ou enclines à de nouvelles formes d’esclavage; celles du bricolage relativiste par lequel chacunarrange sa croyance par des procédures où l’enfermement narcissique en soi-même se trouve en quelque sorte confirmé et bouclé; mais aussi celles des formes intellectualisées du nihilisme réactif, élégant, le pessimisme des salons où l’on met à la boutonnière la fleur du désespoir et le goût du nirvana, du moins d’un nirvana revu tendance et garanti contre tout risque de perte réelle de soi –et l’on sait à cet égard que Nietzsche n’était guère tendre pour ce bouddhisme mou qu’il voyait venir à l’horizon européen! S’il est relativement facile d’entendre la dénonciation nietzschéenne de nos maux, on a peine à prêter l’oreille à ses discours sur l’éternel retour et sur l’éternité, et plus encore à son annonce d’une reviviscence du divin après la mort des religions. Ne convient-il pas de consi-dérer ces propos comme de purs signifiants, des signes creux permettant le jeu et la danse au-dessus du vide, tout juste des mots qu’il faut surtout se garder de prendre à la lettre, voire de pures provocations conçues pour égarer?Oui à l’éternité ? Ce serait identifier le nihilisme nietzschéen à sa forme négative, pessimiste, réactive, et ne pas (vouloir) voir que Nietzsche n’affirme la sourde domination du néant en toutes nos valeurs, y compris les plus hautes –Dieu par conséquent–, que pour susciter le désir du dire-oui, que pour exorciser l’emprise du néantet de la volonté de mort, et donc pour provoquer au désir de vie et de puissance affirmative. Ce serait, du coup, ne pas voir qu’il dérange encore en ce qu’il suggère les chemins de sortie de la volonté esclave, prisonnière du dire-non et duréactif. Or comment ne pas être sensible à la beauté de sa prose, au lyrisme desa poésie, à la splendeur de sa phrase quand il exalte la beauté des choses, la puissance de la vie, la présence de l’éternité à tout instant, l’infinité retrouvée du monde? Serait-ce là les traits d’une complaisance nihiliste pour le faisandé ou le signe de l’enfermement dans son coin? Un pur jeu sans portée, dérisoire? Si Nietzsche dérange de nouveau iciet n’est entendu que par ceux qui ont oreilles et force pour entendre, c’est qu’il indique que, si le sens n’est plus donné –en une croyance en Dieu, en une finalité du cosmos, en un sens de l’histoire–, il revient à chacun, à partir de son point de vue ou de son coin, de faire et de dire oui à la splendeur du monde, à ce qui en lui nous passe infiniment (éternité). Splendeur qui n’est pas sans inclure la mort même et la souffrance. Tel est sans doute le sens à donner à la célèbre opposition entre Dionysos et le Crucifié: le dire-oui à la vie ne passe pas par une seule souffrance rédemptrice (le Crucifié), mais par un écartèlement aussi durable et aussi cruel que la vie même (Dionysos). L’opposition n’est donc pas opposition à la souffrance, mais aptitude à assumer les «mille morts» que suppose toute existence… Sagesse qui ne cache pas sa cruauté, paradoxalement bien plus sanglante que celle que propose le Crucifié! L’opposition à la théologie chrétienne dans sa proximité même montre d’ailleurs qu’un chrétien n’est pas le plus mal placé sans doute pour entendre ce que l’oreille athée n’entend même plus. On ne retiendra guère la véhémente critique nietzschéenne de Paul ni son apologie d’un Jésus non violent, naïf et étranger au réel, trop marquée par la théologie libérale de son temps. Mais comment ne pas entendre l’accusation selon laquelle la construction dogmatique et la systématisation morale des Eglises sont des carcans inventés par la faiblesse; prisons qui enferment l’homme sur lui-même et l’obsèdent, prisons surtout qui apprivoisent un Dieu humain, trop humain, tellement domes-tiqué qu’il devient impossible d’y reconnaître le divin; et telle est la source de l’effondrement du christianisme en même temps que la cause profonde de la mort de Dieu. On peut certes, on doit s’inter-roger sur cette «luxuriance du divin» qui est censée faire retour après la mort des religions, se demander ce qu’est ce chaos sans visage, anonyme, et sur lequel l’homme n’a aucune prise, dont parlent nombre d’aphorismes; on peut aussi se demander si le prix de souffrances dionysiaques à assumer n’est pas excessif pour les forces humaines, même les plus fortes, et si cette «sagesse» ne porte pas avec elle l’écrasement de l’homme. Il n’en reste pas moins que l’«athée» Nietzsche ne cherche à casser les volontés de croyance, volontés d’enfermement en soi, que pour ouvrir à un dire-oui dont la nature religieuse ne fait guère de doute. Voilà qui est insupportable à nombre de croyants mais non moins aux athées de la place publique, qui préfèrent souvent biffer toute cette part insupportable du gai savoir. Voilà aussi qui peut apprendre qu’avec le divin on n’en a jamais fini, au meilleur sens du mot: l’éliminer par décision athée ou l’enclore dans les parcs dogmatiques est également vainet ridicule! Digne de ce rire nietzschéen dont on oublie trop la force dévastatriceà l’égard de nos volontés de vérité à tout prix désireuse de s’approprier la profondeur abyssale du monde.1. “La Naissance de la tragédie” (“Die Geburt der Tragödie”, 1872) Source : Le Nouvel Observateur - Hors-Série - n°210 - Auteur : Paul Valadier |